Le Testament
de Rainer Maria Rilke

critiqué par Eric Eliès, le 13 avril 2012
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Une confession sur les souffrances de la vocation artistique
"Le Testament" est un texte très court que Rilke a écrit en avril 1921, alors qu'il achevait son séjour au château de Berg. Il n'était pas destiné à être publié mais constituait néanmoins, à partir de notes éparses et de brouillons de lettres, un témoignage, extrêmement pensé et rédigé, sur sa vocation poétique. En fait, Rilke en a rédigé une seule version manuscrite, qu'il a remise à son éditeur (Anton Kippenberg) pour conservation. L'appareil critique d'Ernst Zinn, ainsi que les notes de traduction de Philippe Jaccottet, sont à la fois concises et précises et permettent de bien comprendre la démarche et l'état d'esprit de Rilke, qui craignait visiblement de mourir sans avoir pu achever l'oeuvre poétique commencée à Duino avant la 1ère guerre mondiale.

Dans "Le Testament", Rilke exprime sa frustration de n'avoir pu écrire, alors que les conditions étaient idéales. Son oeuvre reste inachevée. Pour Rilke, la vocation poétique ne peut s'épanouir que dans la solitude car la Poésie, qui est la passion de la totalité, est Amour. Ainsi, l'amour qui l'unit à l'amante devient obstacle et faille car il l'empêche d'accéder à la solitude. A mots couverts, Rilke déplore de n'être pas aimé par une femme qui saurait le laisser libre et seul, à la fois physiquement et sentimentalement. Rilke aspire à être comme une lance en vol vers sa cible, que seule la solitude peut lancer. Or la vie plante la lance en sol et parfois, lorsqu'elle prend racine, la transforme en arbre... Rilke se sent clairement contraint et englué par l'amour qu'il éprouve pour l'amante et (en contemplant la reproduction d'un tableau de van Eyck) rêve parfois de se dissoudre dans le presque rien pour y échapper. L'artiste est par vocation condamné à souffrir...

Après avoir achevé ce texte, on ne peut s'empêcher à ce que Rimbaud avait su formuler avant lui, dans une saisissante synthèse, dans la Saison en Enfer : " quand au bonheur établi, domestique ou non... non, je ne peux pas ". La sensibilité de Rilke est celle d'un grand poète mais elle s'exprime avec davantage de soin et de préciosité, parfois excessivement. En particulier, l'introduction dans laquelle Rilke s'évoque à la 3ème personne, de façon à la fois précise (dans les faits évoqués) et floue (avec des périphrases pour éviter de citer les noms de personnes et de lieux), présente un ton affecté qui m'aurait été l'insupportable s'il n'y avait eu l'appareil critique de l'édition pour m'expliquer la démarche de Rilke. Néanmoins, je comprends mieux pourquoi Blaise Cendrars, dans "L'homme foudroyé", vomit sur Rilke (en évoquant une anecdote humiliante pour Rilke), dont il méprise l'élitisme délicat et le ton maniéré...