La rue chaude
de Nelson Algren

critiqué par Débézed, le 23 avril 2012
(Besançon - 77 ans)


La note:  étoiles
Trimardeurs de la misère
Un jeune « pétzouille », crève-la-faim, fils d’un égoutier prédicateur un peu dingue, quitte sa cambrousse de la vallée du Rio Grande où il a survécu dans une famille immergée dans l’obscurantisme religieux, réfractaire à l’enseignement de la lecture et imbibée par les alcools frelatés qu’elle trafique et consomme sans mesure.

Il prend la route, le rail, en grimpant dans les wagons de marchandises comme les traîne-godillots, sans le sou, qui partaient vers l’Ouest en espérant y faire fortune, comme les trimardeurs qui peuplent les chansons de Pete Seeger ou de Woody Guthrie. Cette fuite, au gré des rencontres avec les malfrats et la police, l’amène à Dallas où il ne séjourne que le temps de profiter d’un casse avant de fuir à nouveau. Cette fois, il partira vers la Nouvelle Orléans où il échouera dans Perdido Street, le quartier de la prostitution, où le commerce de la chair fraîche et de l’alcool frelaté, les petites combines minables et diverses filouteries permettent à une population de crève-la-faim de survivre, plus ou moins misérablement, dans l’ombre des barbeaux et de leurs prostituées. Ce monde prospère parce que les femmes qui n’ont plus rien à vendre, louent leur corps par l’intermédiaire de maquereaux qui eux ne peuvent vendre que de l’alcool de contrebande et la chair de ses femmes en perdition.

Dans une langue plus proche du langage de ces traîne-godillots que de la littérature raffinée, Nelson Algren dresse un portrait viril, violent, décapant, sans complaisance ni concession de l’Amérique d’en bas frappée, décapée, laminée par la grande crise des années trente. Il dévoile ainsi le fond du fond de la société, là où grouille la misère la plus noire, là où le système D est la seule loi possible, ce qui reste de la société quand elle a tout perdu. Une analyse des dégâts de la crise sur les petites gens, ouvriers sans emploi, petits paysans ruinés, aventuriers sans aventures. « Leurs crimes étaient la maladie, l’oisiveté, l’alcool, l’ennui, le guignon. Ils étaient de ceux qui n’avaient pas réussi à se mettre en cheville avec les tribunaux, les bureaux des procureurs ou les commissariats de police. »

Une peinture de la société américaine à l’aube des années trente, dans la « pétole » de la crise : des cambrousses ignares à la marge de la civilisation, des villes qui rejettent sur les routes un flot de miséreux sans ressource (« amants, poivrots, fadas, couillonnés, estropiés, torturés, écrasés et combinards. Tous ceux qui n’ont personne dans la vie. Tous ceux pour qui personne ne prie jamais. »), des riches qui continuent à s’enrichir, des sectes obscurantistes qui racolent ces crève-la-faim et une nuée de filles et de femmes qui n’ont plus que leurs charmes à louer à des petits débrouillards qui ont vite appris les rudiments du métier de barbeau.

Cette situation extrême permet à l’auteur de sonder le fond des âmes, là où se nichent l’instinct de survie, la loi du plus fort, toutes les tares de l’humanité mais aussi le besoin de rédemption. Car, au fond de cet abîme, même si Algren patauge dans la fange la plus épaisse, il ne sombre pas pour autant dans le désespoir car un rédempteur candide, indolent, non violent viendra, au terme de son calvaire christique, au bout de son sacrifice, sauver cette humanité décomposée, dissolue, délétère, et laisser entrevoir la possibilité d’une vie dans la dignité et le respect.

Ce livre fut mal reçu, l’auteur fut inquiété par les maccarthystes, mais comment recevoir ce livre autrement qu’un puissant direct au creux de l’estomac, qu’un coup de batte de baseball en pleine figure. Les mots d’Algren sont des poings de fer, ses expressions sont des armes contondantes, son écriture est une râpe qui décape jusqu’à la moelle. Un livre d’une grande puissance qui met le lecteur en face de la misère, de sa responsabilité.

« Tout c’ que j’ai trouvé partout c’est saloperie et emmerdements. Et tout c’ que j’ai vu c’est qu’ c’est ceux qui ont le plus d’emmerdements qui sont toujours prêts à aider les autres que ceux qu’ont la vie facile. »