Le voyage vertical de Enrique Vila-Matas

Le voyage vertical de Enrique Vila-Matas
( El viaje vertical)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Darius, le 4 octobre 2002 (Bruxelles, Inscrite le 16 mars 2001, - ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 4 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (3 611ème position).
Visites : 5 808  (depuis Novembre 2007)

Le mariage est une maladie mortelle

Un vieil homme, largué par sa femme, se reconstruit une vie en se donnant le loisir d'expérimenter ce qu’il n'a jamais pu : les voyages, de nouveaux contacts sociaux, la culture, la lecture, les études. "Voyager est avant tout une atmosphère, une expérience de la solitude, un sentiment extrêmement discret de mélancolie. Quand on voyage avec quelqu'un, on a toujours tendance à trouver ce qui nous entoure étrange, tandis que si on voyage seul, c'est toujours soi qui est étrange. Les personnes qui voyagent seules ont un 6ème sens, une sorte de facilité ou de capacité à percevoir très supérieure à celle des gens qui voyagent accompagnés, qui passent leur temps à jacasser comme des pies et qui ne remarquent rien, incapables de capter les détails".
Cette expulsion du domicile conjugal, le héros la mettra à profit pour prendre son envol, pour se lancer à fond dans la vie, en fait la seule chose qui l'intéressait : fuir son destin d'enfant protégé que l’on avait apparemment tracé à l'avance pour lui.
Sa femme, en l’abandonnant en avait fait quelqu'un, qui, de façon sans doute inconsciente, avait entrepris une lente descente vers le monde des déplacés et des excentriques.
Au hasard de sa curiosité, il poussera la porte d’un théâtre de Madère où une conférencière du Cap Vert lui fera prendre conscience de sa culture lacunaire.
"Ce qui l’enchantait le plus dans tout ce qui se passait dans ce théâtre, c’était de voir sa propre personne transformée en universitaire, il était enchanté de pouvoir être ce qu'il n’avait pu être à cause d’une funeste et stupide guerre civile, de préparer une licence dans une discipline qui n’avait rien de vulgaire : la sagesse du lointain"
Empli de cette force nouvelle, ce nouveau riche de la culture prendra la parole dans un café littéraire de Funchal, en parlant avec aplomb d'un écrivain inventé qui aurait écrit "la culture sans contrainte". Il sera cependant rapidement percé à jour et devra reconnaître penaud, en public, qu'il n’a pas fait d'études.
Aiguillonné par ce cuisant échec, il ne se laisse pas abattre, se procure des livres au hasard avec lesquels il se comporte comme un enfant étrennant des chaussures neuves. Tout comme Bouvard et Pécuchet qu'il se plait à citer sans les connaître, il devient un autodidacte qui lutte pour sortir du puits de sa culture lacunaire.
Prix Romulo Gallego, plus haute récompense littéraire d’Amérique latine Prix Ciudad de Barcelona

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« La défaite n’est jamais qu’une défaite »

8 étoiles

Critique de Tistou (, Inscrit le 10 mai 2004, 68 ans) - 15 février 2011

Cet extrait, apparemment tiré d’un poème de William Carlos Williams, « La descente », constitue un très court chapitre à lui tout seul, un très court chapitre intitulé « La défaite n’est jamais qu’une défaite » :
« La descente séduit/comme séduit la montée./La défaite n’est jamais qu’une défaite, parce que/le monde qu’elle ouvre est toujours une contrée/auparavant/insoupçonnée. »
L’occasion pour Enrique Vila-Matas de rester sibyllin, comme toujours. Sibyllin et ambigu, jouant toujours sur plusieurs tableaux à la fois. « Le voyage vertical ». C’est quoi ? Le déplacement progressif de Federico Mayol de Barcelone vers Porto puis progressivement plein sud ; Lisbonne puis Madère ? Le retour en arrière dans le temps, descente vertigineuse vers une enfance, une éducation, une acquisition de la culture à laquelle il n’a pas eu droit, avènement brutal de Franco oblige ? C’est un voyage final vers sa déchéance, ou sa fin ?
Vila-Matas aime bien ouvrir des pistes, ou faire semblant, et ne pas les poursuivre, surtout ne pas les refermer. D’où cette perpétuelle impression de maquis impénétrable, de foutoir pas organisé, qui perturbe dans le cadre d’une nouvelle, qui perturbe moins dans celui d’un roman où la longueur oblige Vila-Matas à revenir sur ses brisées ou tout au moins à les évoquer à nouveau et donc nous permet de nous y retrouver un peu plus.
Federico Mayol, parlementaire catalan en fin d’activité, responsable autodidacte d’une société d’assurances en retraite, se voit interpeller par sa femme au lendemain de ses noces d’or, d’une manière définitive et tout à fait inhabituelle : elle lui demande de partir, de la laisser pour lui laisser une chance de découvrir qui elle est vraiment, soumise et bridée qu’elle a été toute sa vie et explosant d’un coup. Evidemment Federico Mayol, à la tombée de la nuit de sa vie ne s’attendait pas à cela. Il va donc faire ce (ces ?) voyage vertical. Lui qui souffre d’un sérieux complexe d’inculture, au point de haïr son fils cadet qui lui a fait remarquer qu’il n’était qu’un homme d’affaires inculte, cadet à la prétention artistique qu’il méprise par ailleurs. Il va avoir l’occasion de se confronter à la culture au cours de ce voyage – le genre de voyage dont on ne revient pas – et tout ceci dans des conditions « Vila-Matasiennes », c’est-à-dire foisonnantes et peu sensées.
Heureusement Enrique Vila-Matas écrit bien. Sinon sa manière de mener, de ne pas mener plutôt, une narration, deviendrait vite insupportable.

L’abîme comme limite

8 étoiles

Critique de Saint-Germain-des-Prés (Liernu, Inscrite le 1 avril 2001, 56 ans) - 28 décembre 2006

Federico Mayol, au lendemain de ses noces d’or, se voit signifier son renvoi définitif du domicile conjugal par sa femme qui enfin, après des années de services rendus, désire savoir qui elle est exactement. A partir de là, tous les scénarios s’offraient à Vila-Matas qui a choisi un développement improbable : Mayol va se mettre à chercher lui aussi son identité et prendre un certain plaisir à s’enfoncer, toujours et encore, entamant ainsi un « voyage vertical » dont on imagine qu’il sera sans retour. « Il se sentait enfin heureux et seul comme un beau cadavre maquillé qui étrenne son premier jour de tombe ».

Ce vieil homme, je l’ai trouvé attachant et agaçant au possible. Attachant à travers ses complexes, à travers son désir d’entrer en relation avec n’importe qui, pourvu qu’un lien se crée. Mais très agaçant lorsqu’il parle de ses fils, dont l’un qu’il déteste.

Deux petites remarques enfin à propos du style. Le ton de Vila-Matas m’a fait plus d’une fois penser à Aarto Pasilinna (notamment dans « La cavale du géomètre), même si cela semble osé de comparer un nordique et un espagnol. Une certaine façon de décrire des situations rocambolesques, une proximité de narration, une tendresse, bref un je-ne-sais-quoi qui rapproche les deux auteurs. Par contre, j’ai moins aimé les multiples répétitions de formules, de mots qui, tout en donnant un rythme au texte, m’ont rapidement lassée.

L'immersion de Mayol

9 étoiles

Critique de Kinbote (Jumet, Inscrit le 18 mars 2001, 65 ans) - 29 janvier 2005

Qu’est-ce qui fait qu’on se sent directement en symbiose avec les personnages d’un auteur ? Avec leurs pensées, états d’âme etc. Et pas seulement avec le « principal » qui se nomme ici Mayol et qui, un jour, apprend par sa femme, à septante ans passé, qu’elle veut vivre sa vie et qu’il n’a plus qu’à déguerpir du domaine conjugal. Après un premier choc bien compréhensible, Mayol entreprend un voyage vertical : il descend géographiquement, passe de Barcelone au Portugal, à Porto, puis Lisbonne et Madère, une île. Et là, il rencontre le narrateur qui est intervenu discrètement pour glisser quelques réflexions personnelles dans le récit qu’il conte. On croit d’abord qu’il s’agit de l’auteur qui donne un peu de la voix, histoire de rappeler que quelqu’un a écrit ce qu’on lit, et qu’il a droit, lui aussi, aux égards du lecteur. Mais il s’agit donc d’un narrateur qui, après sa rencontre avec Mayol, a choisi d’écrire un roman de son périple.
Mise en abîme vertigineuse. C’est que Mayol se découvre une facilité déconcertante à s’enfoncer, à se dé-couvrir de tout ce qui a fait son identité jusque là. Si sa femme se sépare de lui pour se trouver, elle opère chez son mari le même découvrement, la même découverte. Sans plus se voir, ils se rejoignent par là, comme des parallèles censées se rejoindre à l’infini. Il lui sait finalement gré d’avoir opéré cette disjonction, salutaire à tous deux.
A Madère, il comprend qu’il avait vocation d’artiste depuis que Franco et la guerre civile ont arrêté prématurément sa scolarité, à l’instar de son fils cadet qu’il détestait jusqu’à ce moment pour sa supposée suffisance d’artiste se croyant issu de l’Atlantide et qui, avant qu’il quitte Barcelone, l’a traité, lui, son père, de commerçant inculte. A la fin, Mayol, insularisé, en profonde connivence avec la Cité engloutie se réconcilie par une lettre avec ce fils plus proche de lui qu’il ne pensait, avant d’achever de s’immerger complètement, pour se trouver soi au fond de l’abîme qu’il a creusé par sa descente délibérée aux tréfonds de l’être.

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