Et si l'aventure humaine devait échouer
de Théodore Monod

critiqué par Eric Eliès, le 5 mai 2012
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Le testament spirituel de Théodore Monod, scientifique humaniste et idéaliste
Cet essai publié en 2000, l’année du décès de Théodore Monod, constitue en quelque sorte son testament spirituel. Homme de science mais aussi homme de foi, Théodore Monod s’efforce, en citant souvent Teilhard de Chardin dont il fut un ami et un proche, de démontrer la complémentarité des approches scientifique et spirituel, dont le conflit n’est qu’un malentendu résultant de lectures dogmatiques des textes religieux et des théories scientifiques. L’ambition de Monod, qui inscrit sa vision de l’homme dans une perspective cosmique, est de révéler au lecteur, qu’il cherche à rallier à son idéal pacifiste et humaniste, l’impasse dans laquelle l’humanité se fourvoie au risque de disparaître… La thèse est brillamment exposée, bien écrite (sauf un passage excessivement littéraire et indigeste), portée par un vrai souffle et solidement argumentée mais elle pêche néanmoins par excès d'idéalisme, ce qui peut de temps en temps rebuter le lecteur "pragmatique".

Monod dresse tout d’abord un constat très pessimiste de la civilisation et de l’histoire humaine. Pour lui, la dramatique nocivité de l’impact des activités humaines sur notre environnement global impose de repenser les fondements de notre civilisation. L’anthropocentrisme affirmé des religions monothéistes, gravement renforcé par la pensée cartésienne assimilant l’animal à une simple mécanique, a incité l’homme à se considérer comme le maître arrogant de la Création, engendrée pour son seul usage. L’essor prodigieux des techniques a transformé l’exploitation humaine en pillage mortifère qui menace d’épuiser les ressources de la planète et démontre l’inanité de notre éthique orgueilleuse, qui ignore nos devoirs et nos responsabilités envers le monde et les autres espèces animales avec lesquelles nous vivons en interdépendance.

La question de la souffrance animale, qu’il considère comme un scandale éthique de notre civilisation, est fondamentale pour Théodore Monod car elle reflète la néfaste prétention de l’humanité à une supériorité absolue sur la Création, qu’elle conçoit uniquement comme un moyen à dominer et asservir. Monod déplore le très faible nombre de penseurs religieux (c’est un sujet minutieusement développé dans le dernier chapitre, qui traite quasi-exclusivement de la place de la nature dans la foi chrétienne, mais Monod accorde également une place très importante aux autres religions, notammemt à l'islam, au jainisme et au bouddhisme) et de philosophes (à qui il consacre également de nombreuses lignes) qui ont témoigné de la charité envers le monde et les animaux. Même s’il prend soin de nuancer ses propos, en soulignant que l’application d’un principe de respect absolu du vivant est impossible et qu’il convient d’éviter l’intégrisme d’une nouvelle orthodoxie car l’homme ne pourra se passer d’utiliser le vivant à son profit, la thèse de Monod est clairement inconciliable avec le fonctionnement actuel de la société, qu’il semble exécrer. Il faut noter que Monod méprise autant l’économie libérale et l’économie marxiste, qui sont des sœurs jumelles parce qu’elles visent toutes deux à transformer et organiser le monde pour le mettre au service de l’humanité.

Dans le long paragraphe consacré à l’hominisation et à la place de l’homme dans le cosmos, qui est très argumenté mais discutable (j’aurais aimé une confrontation avec les thèses de Lorenz), Théodore Monod, en s’appuyant sur Teilhard de Chardin, Vandel et Bergson, insiste sur la continuité et le buissonnement des phylum génétiques puis explique que l’homme se caractérise par une très faible différenciation morphologique qui, en évitant le conditionnement de l’espèce dans un mode de vie, a permis sa vaste expansion géographique et l’a doté de facultés de choix et d’analyse qui ont progressivement rompu l’équilibre de la biocénose alors que l’humanité passait d’une évolution subie à une évolution orientée par son intelligence. En se sédentarisant grâce aux progrès de la technique qui ont permis l’agriculture et la domestication, l’homme a cessé d’être un chasseur-cueilleur, i.e. un élément d’une chaîne écologique, et a organisé son environnement en l’asservissant peu à peu, sans autre souci que l’efficacité. A cause du progrès technique, l’exploitation des ressources naturelles est devenue, dans l’organisation actuelle de notre société urbanisée et consumériste, un saccage mortifère que rien ne régule. En fait, pour Monod, la liberté humaine n’est pas une finalité : elle n’a de sens que si elle est au service d’une cause supérieure. Monod apparaît ainsi comme un idéaliste, qui conclut ce paragraphe en dénonçant la violence guerrière des Etats et l’état de barbarie de notre civilisation, encore prisonnière de ses prémices.

Pour Monod, l’homme doit retrouver sa place dans le cosmos et redevenir un élément de la biocénose. Il faut pour cela mettre fin à notre productivisme effréné, qui nous pousse à réaliser toutes les potentialités des techniques sans jamais nous interroger sur le bien-fondé des productions qui peuvent obérer l’avenir de l’humanité. Pour cette raison, Monod est opposé au développement de l’énergie nucléaire. En outre, il se réjouit que, depuis peu, sous l’influence convergente de penseurs religieux et des écologistes, on assiste à l’érosion du primat de la rationalité du scientisme qui définit l’organisation économique de notre société, ardemment défendue par les tenants du pouvoir politique. Malgré les partisans de l’ordre établi et les ingénieurs qui crient à l’utopie, le respect du vivant et le développement durable (nota : Monod n’emploie pas cette expression mais il insiste sur les principes qui sous-tendent ce concept) s’érigent peu à peu en critères principiels. Cette évolution doit se poursuivre, et amener la civilisation occidentale, qui menace de devenir hégémonique, à reconnaître qu’elle n’est pas supérieure aux autres sociétés, notamment les sociétés traditionnelles qui ont encore le sentiment de l’unité du cosmos et de la solidarité qui lie tous les êtres, dans la richesse de leur diversité. Il faut cesser, pour éviter la déliquescence des cultures traditionnelles dans les pays issus de la décolonisation, d’entretenir les hiérarchies arbitraires fondées sur les préjugés consciemment ou inconsciemment racistes de la civilisation occidentale et renoncer à leur imposer notre modèle de développement.

Au-delà de ces considérations philosophiques et politiques, dont certaines font un peu écho à celles de Michel Serres dans « Le contrat naturel » (dont j’ai fait une critique pour CL), Théodore Monod insiste sur les valeurs spirituelles qui devraient rapprocher les différents peuples et religions. Monod, sans la mentionner explicitement (nota : le livre fut écrit avant les attentats du 11/09/2001), pourfend les arguments qui étayent la théorie du choc des civilisations et manifeste un esprit évident d'oecuménisme (il évoque à plusieurs reprises la personnalité et les travaux de Louis Massignon, qui fut son ami et un spécialiste chrétien de l'islam), notamment envers les religions orientales. Tout au long de ce livre, Monod apparaît engagé, généreux et très attaché à la liberté de pensée qu’il nous invite à ne pas figer ou enfermer dans un dogme : bien que chrétien, il n’hésite ainsi pas à affirmer que la charité importe davantage que le cœur du dogme trinitaire du christianisme, car l’élévation de Jésus au statut de divinité n’est qu’une décision du concile de Nicée, datée historiquement. Les vérités scientifiques elles-mêmes ne sont pas absolues : elles ne sont jamais que des théories. Pour Monod, l’humanité doit acquérir de la modestie et comprendre qu’elle est même destinée à terme à être dépassée, pour un futur et selon des processus non totalement déterminés. Ici, Monod semble rejoindre Lévi-Strauss : « Le monde a commencé sans l’homme et finira sans lui » ; il conclut brièvement son essai en évoquant le risque de disparition imminente de l’humanité, qui justifie le titre de l’essai.

En effet, l’espèce humaine, dotée de facultés intellectuelles qui l’ont hissée au sommet de la Création, possède aujourd’hui une puissance matérielle formidable qui peut provoquer sa perte car le progrès moral a été bien moins rapide que le progrès technologique (ce que Lorenz a également écrit, en ajoutant qu’il doutait que les règles morales puissent être un garde-fou aussi efficace que l’instinct - cf ma critique pour cL des "Trois essais sur le comportement animal et humain"). L’humanité peut s’autodétruire. En ce cas, si l’hominisation échoue, i.e. si l’humanité refuse d’évoluer vers le respect de la vie, l’évolution nous supplantera.