Les plaisirs du voyage
de Pierre Benoit

critiqué par PPG, le 9 mai 2012
(Strasbourg - 48 ans)


La note:  étoiles
Amants trompés
Pensant que sa maîtresse le trompe, Robert Labeyrie met en place un diabolique stratagème pour débusquer la fautive. Pour cela, prétextant avoir à effectuer un impératif et long voyage d'affaires en Malaisie, il occupe tout le temps de ce séjour imaginaire à se cacher à Paris afin de pouvoir espionner les faits et gestes de celle qu'il aime depuis sept années : Mme Adèle Ferrand.
Afin de rendre cette entreprise crédible il met même en place une fausse correspondance : les lettres quasi quotidiennes (de plus en plus étouffantes pour Adèle) qui décrivent avec minutie ses pérégrinations, les ambiances des lieux où il se trouve, les merveilleux paysages traversés, ses états d'âme (rongé qu'il est de l'absence d'Adèle)... sont progressivement postées par tiers au gré des escales et des lieux où il est censé être.
Dès son "faux départ", se dissimulant sous les traits d'un vieil oncle d'Ecosse ne parlant pas un mot de français, venu occuper l'appartement de son neveu le temps de son absence, il effectuera une surveillance rapprochée d'Adèle. Nous ne levons pas le mystère en indiquant que ses soupçons seront rapidement confirmés. Mais saura t-il pour autant stopper sa machination à temps ? Le risque n'est-il pas qu'il s'enferme lui-même dans ce piège destiné à d'autres ?

Robert étant l'ami du couple Ferrand, l'entame laisse entrevoir ce que ce roman n'est pas : un roman trop simpliste avec cette histoire d'amant trompé, qui accepte de tromper mais pas de l'être. Cette triangulaire initiale (les deux Ferrand et Labeyrie) ne nous emmène pas où on aurait pu craindre d'aller. En effet, la place de Léonard Ferrand est vite secondaire ; la bifurcation narrative, le rebondissement dramatique s'opère avec l'arrivée de Max, énigmatique personnage... On découvre alors mieux, sans que l'auteur ne la juge, la personnalité d'Adèle, avant que tout s'emballe.

Rédigé en 1950, ce roman est le seul des romans de Pierre Benoît à se dérouler exclusivement à Paris. Tel un être possédé, Robert arpente les rues de la capitale pendant six mois, se confrontant avec des lieux et des personnes de son enfance qui ne peuvent évidemment pas le reconnaître, tout grimé qu'il est. Cet anonymat lui plaît, mais brièvement, notamment parce qu'il se demande s'il pourra retrouver sa véritable identité un jour. Il même une vie recluse, que l'on pourrait même entrevoir comme maladive, tout devant en effet être maîtrisé pour ne pas se trahir.
Ce roman est un drame de "la vie ordinaire" comme on pourrait dire de nos jours. Un homme semblant avoir tout pour lui (nous pensons principalement ici à la fortune, les relations, la vie mondaine) sombre jusqu'au drame ultime. Les personnages de ce roman ne sont ni adulés, ni montés sur un piédestal; ils sont plutôt présentés comme des êtres "ordinaires", possédant qualités et travers.
La thématique est donc la jalousie ; et la procédure de surveillance mise en place ici par Robert n'est rien d'autre que du voyeurisme. Mais Robert reste toujours honnête et sincère, fidèle à son amour pour Adèle. Présenté ainsi son subterfuge n'a pas de dessein malsain. Et jusqu'au bout il ne voudra pas juger. Tout ce roman traite en fait des petites bassesses humaines et quotidiennes lesquelles, prises isolément, ne sont pas des crimes. Mais, les agissements de chacun auront des répercutions (Adèle n'est pas mauvaise au fond, mais manque d'un zeste d'honnêteté, plus par maladresses et incertitudes qu'autre chose ; Max, bourgeois magouilleur, n'est pas pour autant un grand truand ; Mr Ferrand, installé dans son confort est naïf, presque à en être ridicule ; Robert et ses hésitations, ses compromis moraux). Tous tentent de gérer leur vie, avec pragmatisme, avec compromis et hésitations.

Pierre Benoit est un formidable conteur. Il nous laisse assister impuissant à la scène, sans nous livrer sa pensée : à nous de nous faire notre propre opinion ! Quand nous mettons en parallèle la vie de l'auteur et ses romans, nous pouvons observer que beaucoup d'éléments sont autobiographiques, même s'ils ne sont pas annoncés comme tels : ils sont plutôt distanciés à travers des décors exotiques et des personnages hauts en couleurs. Ici, notons les liens avec la propre vie amoureuse de Pierre Benoit ("l'homme au quarante femmes", l'amant de multiples conquêtes). Notons aussi le lien entre le titre "Les plaisirs du voyage" et le grand voyageur qu'il fut : l'homme qui aura fait cinq fois le tour du monde au soir de sa vie, mais dont certaines critiques littéraires, pique parmi tant d'autres, auront un jour commis l'affront d'annoncer qu'il n'est jamais sorti de sa cabine pour écrire !

Et comme toujours sous sa plume, les femmes ont raison et ne sont jamais tout à fait coupables ("les femmes n'ont jamais complètement tort" dira-t-il) et comme souvent les hommes en prennent pour leur grade : naïveté, fourberie, aveuglement, stupidité...

Très bon roman donc, plus noir qu'il n'y paraît au départ. Un bon cru à lire.
Série noire chez les mondains ! 9 étoiles

Voici une fois de plus Pierre Benoit qui s'exerce à relater un scénario quasi filmé. Cette fois il nous conduit vers les Simenon avec un doigt de Truffaut et de Melville.
Tout se met en place et on gravite parmi les rues et les arrondissements du Paris de la fin des année 20.
Adèle l'héroïne, ne maîtrise pas ce qu'elle voudrait et finit par se prendre à son propre jeu. L'amour est un jeu dangereux qui débute comme un plaisir et se mue en implacable tourment pour finir par terrasser les proies qu'il enserre dans ses griffes.
La fin que le lecteur découvrira est logique mais on aurait aimé plus de détails.
Souvent et c'est là un regret souvent partagé, Pierre BENOIT nous laisse imaginer ce que nous souhaiterions quelquefois lire et définit par son style et sa main éclairés.
A lire pour le plaisir et comme voyage dans un monde et une société à jamais disparus.

Andrée27 - - 77 ans - 1 mai 2013


Bon voyage les amis ! 9 étoiles

Pour ceux qui connaissent les détails de la vie de Pierre Benoît, ce roman est assez paradoxal. En effet, si on se limite à une lecture rapide, on a du mal à comprendre comment Pierre Benoît a pu décrire un tel personnage, Robert Labeyrie, un homme d’une jalousie morbide ou presque qui va tendre un piège à sa maîtresse qu’il soupçonne de trahison…

Oui, mais avant toute chose, il faut bien comprendre que Pierre Benoît n’écrit pas son roman dans la première partie de sa vie, mais bien en 1950 quand il vit avec Marcelle, une femme qu’il aime d’un amour absolu et qu’il va chérir jusqu’à la fin de sa vie… La mort de Marcelle le laissera agonisant sur cette terre et il ne lui survivra guère…

Robert va concevoir une machination infernale, en concevant un périple professionnel lointain, en Malaisie. En fait, il restera à Paris et il va espionner cette chère maîtresse pour concevoir l’ampleur de la traîtrise. Adèle – encore et toujours un prénom féminin commençant par un A pour ses héroïnes – est prise au piège et ne peut pas s’en sortir sous les yeux de Robert mais aussi de quelques autres personnages qui sont là au départ pour la plaindre et l’aider à vivre la longue « séparation » professionnelle…

Robert, pour asseoir la crédibilité de son absence, a construit un mécanisme d’échange de lettres ce qui permet à l’auteur d’alterner les morceaux de romans classiques avec des pièces épistolaires et je trouve le montage plutôt bien réussi avec une écriture toujours très classique de Pierre Benoît. On mesure bien cet écart dans les lettres car il est bien vrai qu’un amant n’écrirait pas ainsi à sa maîtresse de nos jours, du moins je suis enclin à le penser quand je corrige les copies de mes étudiants…

Durant tout le roman, et plus on avance dans la lecture et plus je trouve que le sentiment est fort, on a envie de crier à Adèle de se reprendre, de retrouver la raison, et à Robert de se calmer, de faire attention à la vengeance qui est un élément intérieur qui peut détruire complètement un être humain… Mais les deux personnages n’écoutent jamais le lecteur, ce qui est une constance dans tous les romans, à l’exception des romans dont on est le héros, cas particulier vous en conviendrez…

Au départ, on croit que Pierre Benoît nous invite dans un roman exotique avec une belle histoire en Malaisie. Puis, on pense être enfermé dans une histoire à la Courteline ou Labiche, avec une histoire d’amant, de maîtresse, de mari cocu… Enfin, on glisse, sans toujours se rendre compte du moment exact du phénomène, dans un roman dramatique de la vie banale de parisiens qui ont oublié l’essentiel de la vie humaine : l’amour, le respect de soi et de l’autre…

J’ai beaucoup aimé la gravité de ce roman et sa peinture de la nature humaine qui n’est comme on le sait bien, ni noire, ni blanche, mais seulement bien grise, voire parfois très très grise… avec, du coup, un roman qui approche le noir ! A lire !

Shelton - Chalon-sur-Saône - 68 ans - 28 juillet 2012