Chêne et Chien, suivi de "Petite cosmogonie portative" et de "Le chant de Styrène" de Raymond Queneau

Chêne et Chien, suivi de "Petite cosmogonie portative" et de "Le chant de Styrène" de Raymond Queneau

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie , Littérature => Francophone

Critiqué par Gregory mion, le 21 mai 2012 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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Le poète-physicien qui plaidait l'extension de l'univers.

Chêne et Chien est affublé d’un sous-titre : « roman en vers ». De quoi, dites-donc, instituer l’envers du décor poétique, de quoi, faut le dire, renverser la prose poétique pour essayer la sorcellerie d’une narration versée dans les choses du vers ! Avec Queneau, on est dans l’intentionnalité la moins austère, à grande distance du Husserl un peu bourru, car si la conscience est chaque fois conscience de quelque chose, elle n’est ici, en Chêne et Chien, que pour le vers, qu’envers et contre toute hypocondrie philosophique, que vers le parcours sinueux du ver qui lâche ses visqueuses empreintes entre les strophes, ces cabanes à vers. Allons donc vers Queneau en suivant la randonnée du ver, la reptation languide du vermisseau, lentement mais sûrement, pour mieux nous glisser dans les trous et les trouvailles du poème, dans les angles longs des estafilades lexicales, dans les criques où Alain Bashung a su dérober avant nous des amphores aux contenus palpitants, des palpitations de bulles bulbeuses qui crèvent leur membrane en libérant des souffles pneumatiques desquels se détache l’haleine divine, ce souffle que savent sentir les rhapsodes. C’est qu’il faut avoir le nez dans la bouche des dieux pour s’en faire les rapporteurs diplomates. Queneau en poète, c’est quoi sinon le « toujours enfant » qui apprend « en se curant le nez » (pages 33/34), peut-être donc pour mieux humer l’exhalaison du dieu le plus loquace ? Or, quand on s’engage à raconter sa vie dans un « roman en vers », la potentielle autorité consultative des dieux mérite qu’on s’en préoccupe, du moins jusqu’à ce que le poète se substitue au Créateur en proposant les fondations d’une « petite » COSMOGONIE PORTATIVE. Mais nous ne voulons pas dire sur la « cosmogonie », cette vaste généalogie gonadique, ce qu’Yvon Belaval a si bien dit dans sa préface ; nous voulons plutôt exercer un droit de pénétration larvaire (en ver par conséquent) au cœur de Chêne et Chien, et si possible en soutirer des éléments biographiques qui pourront conduire le lecteur à se dire qu’un poète n’est pas qu’un référentiel traditionnel des siècles antiques, qu’un poète, en fin de compte, a su habiter le XXème siècle, précisément de 1903 à 1976 pour sa présence biologique – et bien entendu les repères se dilatent énormément quand on vise la postérité du verbe et l’antériorité de l’inspiration ; ce sont des choses outre-passantes, des trucs qui ébouriffent l’homme conscient des accomplissements effectués par Queneau dans ces pages où sa vie se met en vers et en selle poétique tandis que sa grand-mère, il nous l’écrit et presque nous le chante, « laissait à ses pieds tomber le vermicelle » (page 55). Définitivement, il y a des gens qui vont savoir s’élever, grandir, s’en-chêner en l’occurrence, et d’autres qui vont rester des chiens qui picorent les vermicelles chus, pour reprendre ici la tension des deux noms que l’auteur s’attribue quand il explique l’aboutissement complexe de sa psychanalyse, tonitruant : « Chêne et chien voilà mes deux noms » (page 81).

On a parlé pour Chêne et Chien, probablement à juste titre, de poésie didactique. Non seulement c’est tout l’apprentissage d’une vie (avec un gros plan sur les enfances), mais c’est encore une fenêtre ouverte sur l’intimité de Queneau qui permet au lecteur d’augmenter ses commérages littéraires. On peut épier Queneau, il ne nous en voudra pas, lui qui nous met dans la position du « lector in fabula », dans la piscine à boules de la poésie où des règles et des métarègles se succèdent, ce qui nous fait dans le meilleur des cas accéder à des lévitations intéressantes, et dans le pire à une affreuse mésentente où l’on criera au scandale de la pédanterie, au staphylocoque doré de la littérature… Ce serait n’y comprendre à peu près pas grand-chose, pour ainsi dire. Mieux vaut accepter l’épreuve de la salle des machines de la poésie. Très à l’aise dans cette pièce à créer, Queneau discute en appuyant sur plein de boutons (après tout, « [sa] mère était mercière, [son] père était mercier » écrit-il page 31), verbalise des manettes et des leviers en voulez-vous en voilà, émet des hypothèses rimées, tel ce cinéma qu’il découvrit le long du bras de son père et qui se définissait moins par des effets spéciaux que par des « tours de manivelle » (page 55). Chez Queneau, de ce point de vue, il n’y a pas vraiment cette idée hautaine d’un art pour l’art, d’une métaphysique du créateur séquestré dans les abstractions. Cette poésie qui veut se définir comme un « roman en vers » et a fortiori comme l’histoire d’une vie (ou comme le « journal d’un corps » pourrait-on emprunter à Daniel Pennac), c’est une poésie multidimensionnelle où le concret passionne le choix des mots et de l’expression juste, n’éliminant pas non plus toute la saveur d’une jubilation plus aérienne dans ce qu’elle souhaite aborder – c’est le côté non figuratif de la poésie, celui qui n’épuise pas le sens des interprétations quand bien même ce recueil se place sous l’autorité de Boileau, mais du Boileau qui accepte de reconnaître la possibilité d’une distorsion, c’est-à-dire la réalité d’un poète qui pourrait se mettre à parler de ses erreurs et non plus d’une poétique imberbe à force d’être cartésienne. Almanach, donc, d’une personnalité qui se souvient en partie de son éducation, Chêne et Chien fonctionne à l’instar d’un confessionnal où alternent la naïveté du petit enfant qui ne se contrôle pas encore et la lucidité d’un adolescent qui pressent déjà son devoir d’homme : « On m’a inculqué l’art d’écrire, je griffonne des aventures », sentiment du devoir adventice qui sera rapidement suivi par « j’appris à suspecter la véracité des gazettes » (page 52). Nous sommes là témoins d’une rareté, à savoir d’un scepticisme intimiste qui s’avoue au grand jour, d’un effort poétique qui se ressouvient de ses premiers doutes et qui admet, en définitive, la précarité du petit poète qui marche dans l’adolescence de tous les langages dont la juvénilité de la cervelle est redevable.

La base intime de Chêne et Chien n’est pas à négliger. Elle l’est d’autant moins qu’elle fait écho à l’impersonnalité de la « petite cosmogonie » consécutive au petit roman en vers. Tel que le souligne Belaval, une cosmogonie est une sorte de promesse publique : on va dévoiler au plus grand nombre de quel bois se chauffe la Terre. Ce n’est pas une affaire de secrets et c’est la raison pour laquelle ces deux recueils se lisent distinctement. On aurait d’abord l’île subjective de Queneau, puis, ensuite, les coordonnées de cette île parmi le territoire immense de la cosmicité révélée, quand « l’homme […] un peu plus tard désagrégea l’atome » (page 162). En outre, avant de désagréger les atomes, avant d’insinuer sur sa ligne de vie un clinamen d’intelligibilité, Queneau a dû aller chercher le comble de l’intimité à travers des séances de psychanalyse. Le versant psychanalytique de Chêne et Chien occupe l’ensemble de la seconde partie du recueil. On a le portrait d’un poète allongé sur la couche médicale, qui pratique un genre d’ontologie dans un fauteuil, qui se satisfait de la grande oreille de Denys du psychanalyste, prompte à écouter et emmagasiner la totalité des fantaisies disponibles à ce qui reste d’enthousiasme lorsque nous traversons le besoin d’une confession davantage rituelle au sein d’un cabinet médical. Toutefois cette confession s’agrège à la confession plus compréhensive du recueil, et Queneau de l’écrire en s’accompagnant de ce degré de simplicité si profonde :

Il y a une petite voix qui parle et qui parle
et qui raconte des histoires à ne plus dormir
Il y a une grosse voix qui gronde et qui gronde et gronde
et dont la colère est un tintamarre à n’en plus finir. (page 74)

Est-ce là une résurgence de ces chuchotements typiques des raisons dérangées par l’injonction de créer, saturées par des présences antithétiques où s’amusent les méchants déséquilibres, ces raisons qui peinent toujours à opter pour la voix fluette de la vacillation du sens ou pour le son autoritaire de la vérité glaciale ? Nous avançons prudemment que les poèmes du Chêne et du Chien sont ceux du flageolement, du balancement entre plusieurs préférences lexicales, tandis que ceux de la Cosmogonie relèvent du commandement à l’état pur, de la conviction et de la prédilection, en un mot de la dogmatique d’un poète parvenu au zénith et qui est en mesure de parler non plus exclusivement des tâtonnements créatifs, mais au contraire de la Création telle qu’elle s’est agencée et telle qu’elle doit se combiner avec les visions de l’artiste fort de ses expériences. Très justement d’ailleurs, Belaval, que l’on connaît spécialiste de Leibniz, parle chez Queneau d’un « art combinatoire » cher au défunt philosophe de Hanovre, où la poésie accouche sans cesse de complémentarités, faisant s’acoquiner la dimension proprement subjective d’une vie à l’épreuve des rimes avec la dimension éminemment objective du réseau cosmique propre à l’intrépidité de la poésie, ce qui corrobore la réalité d’un art poétique à plusieurs dimensions, étant tantôt plutôt l’une ou tantôt plutôt l’autre, fier de ce relativisme, sans jamais trancher la pomme de discorde car ce serait alors ou bien s’enfermer dans le carcan romantique, ou bien dans la gangue scientifique. Au reste, les connaisseurs de Queneau sont habitués à ses fééries cosmopolites du point de vue des emprunts, à quoi l’on ajoute que le cosmopolitisme des références est tellement aiguisé qu’il s’exerce à un voyage trans-territorial entre l’empire du sens et l’empire de l’exactitude, instaurant de la sorte la possibilité d’un être qui peut se dire à la fois chien et chêne après sa psychanalyse, frère d’un entre-soi altruiste où le chien pisse sur le tronc du chêne en guettant la croissance de ce dernier, un peu comme l’ambiance rimbaldienne accorde au pisseur nocturne l’assentiment des héliotropes. Oui, assurément, nous parlons d’un dérèglement sensitif, et c’est admirable de constater à quel point Queneau se déjoue pour les bienfaits de ses lecteurs nécessairement joueurs, nécessairement flambeurs devant tant de conquêtes spatiales où les planètes ne sont pas des finalités mais des escales, des tremplins vers une extension de la signification. En d’autres termes, lire Queneau, c’est être le physicien qui plaide l’extension de l’univers. Et dire que ça tient dans une « cosmogonie portative », dans l’âme d’un chêne ou dans le poil d’un chien !

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Les éditions

  • Chêne et chien [Texte imprimé], édition revue et corrigée Raymond Queneau préface d'Yvon Belaval
    de Queneau, Raymond Belaval, Yvon (Préfacier)
    Gallimard / Collection Poésie (Paris. 1966).
    ISBN : 9782070302314 ; 9,50 € ; 24/09/1969 ; 184 p. ; Poche
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