Les Amours Mortes de Pierre Benoit

Les Amours Mortes de Pierre Benoit

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par PPG, le 24 mai 2012 (Strasbourg, Inscrit le 14 septembre 2008, 48 ans)
La note : 8 étoiles
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Adieu Marcelle & Pierre Benoît

Un roman forcément triste car on en connaît la fin avant de l'avoir débuté, pour peu que l'on sache à minima la vie de Pierre Benoît. Est-ce donc pour autant une oeuvre pour lecteurs initiés ? Oui, nous pourrions dire cela, tant le risque de ne pas comprendre à sa juste mesure ce roman pourrait être grand dans le cas contraire, faisant ainsi de cette ode à l'amour perdu une oeuvre déroutante, incompréhensible, voire étrangère et en décalage avec le reste de la production littéraire de l'auteur.
Pierre Benoît a toujours affirmé qu'il avait en horreur les confessions : "je n'ai aucun goût pour les coeurs mis à nu, pour ce qu'il est connu d'appeler la littérature personnelle"*. Pourtant, si le caractère autobiographique de ses romans a déjà été maintes et maintes fois évoqué, il atteint ici son paroxysme, même si à un degré moindre cet aspect s'était déjà fortement ressenti lors d'un de ses précédents romans ("Fabrice", en 1956) dans lequel il s'était aventuré à dire "sa vérité", sans aucune distance. Mais, dans "Les Amours Mortes", et pour la première fois dans sa vie d'écrivain, Pierre Benoît va consciemment prendre un motif autobiographique. Il ne peut pas envisager d'écrire autre chose que la perte toute récente de son épouse Marcelle. Pour lui, l'écriture de ce roman-ci peut-être une manière de faire son deuil. Peut-être avait-il le secret d'espoir d'entrevoir ensuite une renaissance de par l'apaisement que peut procurer le fait de s'être livré ?

Ainsi, le colonel Bernard de Lassalle est éperdument amoureux de la jeune Alcmène. Leur rencontre est pour le moins inattendue : le témoin du marié tombe en effet amoureux de la mariée. Bernard, bien plus âgé qu'Alcmène, perd du temps à lui annoncer son amour. Il faut dire que les circonstances ne l'aidaient pas. La vie reprend pour quatre années où l'un n'oublie pas l'autre pour autant, mais lorsque l'on croit qu'on a tout la vie devant soi, on voit les choses différemment.
Comme dans "Aréthuse" (roman inachevé datant de 1962), où les deux amoureux ne cesseront d'évoquer leurs regrets de pas s'être rencontrés plus tôt, "Les amours mortes" amorce déjà ce douloureux constat : le temps qui passe ne se rattrape pas. En effet, Alcmène est condamnée par une maladie incurable (Marcelle était atteinte d'un cancer, qui ne sera jamais annoncé comme tel dans le roman), et nous assistons aux dernières heures de ce jeune couple. Tout y est dans ce roman : la maladie, le séjour dans la clinique suisse, le voyage de retour à la demande de Marcelle qui souhaitait retourner à l'Allegria, nom de leur maison à Ciboure, pour "y guérir enfin ou y mourir-mais en paix"*. Dans un bref passage du roman, Pierre Benoît évoque également une petite partie de son enfance qui s'est déroulée à Annecy et il écrira : "cher Annecy, de mon enfance, qu'étais-tu destiné à réserver aux dernières années de ma vie, Annecy de Cruseilles, du pont de la Caille et de Jussy ?".

Pierre Benoît avait deux grandes passions dans la vie : l'Académie française et sa femme. La première, c'est très jeune qu'il l'a intégrée et c'est sur le tard qu'elle l'a désavoué en refusant d'élire son candidat, Paul Morand, raison pour laquelle il finira par quitter cette institution.
De la seconde, aboutira un mariage qui sera tardivement célébré. Quand on sait tout l'amour qu'a porté Pierre Benoît à sa femme et dans quel abîme l'a plongé son décès prématuré à l'âge de 51 ans, après seulement 13 ans de mariage, nous pouvons aisément imaginer la charge émotionnelle qu'a dû représenter la rédaction de ce livre. Mis à part quelques amis très proches, comme Georges Simenon, Pierre Benoît s'est senti très seul, peut-être pour la première fois de sa vie. Seule l'écriture de "Les Amours Mortes" a permis, dans un ultime effort désespéré, de remonter brièvement la pente, car il sentait lui aussi sa fin proche comme le souligne cette phrase à la dernière page : "on consent à se souvenir que la singulière héroïne de Lausanne ait pu voir précéder ici pour bien peu de temps sans doute la mienne". Les obsèques de Marcelle eurent lieu le 31 mai 1960 à Ciboure. Quelques temps après Pierre Benoît fera creuser sous l'épitaphe : "L'eau de pluie se rassemble dans cette coupe et sert à désaltérer l'oiseau du ciel"*.

"Les Amours mortes" constitue ainsi le dernier roman achevé de Pierre Benoît. Lors de sa publication en juin 1961, la critique littéraire était partagée, ce qui ne constituait pas un fait nouveau. Pierre Benoît n'y prêta guère attention, ses pensées étant ailleurs. En se livrant comme jamais, en voulant rendre hommage à la mémoire de sa femme disparue, de son bonheur perdu, il a accompli un acte fort et courageux, en somme, un dernier acte d'amour. Mais cet apaisement relatif n'a pu lutter durablement contre l'immense chagrin ressenti. Pierre Benoît s'est retrouvé sans défense, isolé, n'ayant plus l'énergie pour combattre. Il décédera dans la nuit du 2 au 3 mars 1962 et sera enterré auprès de sa femme au cimetière marin de Ciboure le 6 mars.

* in "Pierre Benoît : le romancier paradoxal", Gérard de Cortanze, Editions Albin Michel, Paris, mars 2012.

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