Kafka : Oeuvres complètes, tome 1 de Franz Kafka

Kafka : Oeuvres complètes, tome 1 de Franz Kafka

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Vince92, le 17 mai 2016 (Zürich, Inscrit le 20 octobre 2008, 47 ans)
La note : 10 étoiles
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Génie du malaise et de l’angoisse.

Dans ce premier tome des œuvres complètes de Kafka, Gallimard a choisi d’éditer les trois romans que l’auteur a écrits. Avec le procès et le château, c’est sans doute les deux œuvres les plus emblématiques (si on exclut la Métamorphose) du génie du malaise, qui sont données au lecteur francophone dans une traduction de l’allemand qui désormais fait référence (j’apprends cependant qu’il a été décidé de rééditer Kafka dans une nouvelle livraison de la Bibliothèque de la Pléiade sans que l’on sache si l’ensemble des quatre volumes actuels de la collection dédiés à Kafka seront concernés par cette retraduction...)
Kafka est sans doute l’un des écrivains du XXe siècle qui compte le plus dans la littérature mondiale. Il est tout à la fois emblématique d’une culture aujourd’hui disparue, celle de la Mittle Europa, dominée au début du siècle par l’influence des intellectuels juifs de l’époque et qui de Prague à Berlin, de Vienne à la Transylvanie ont façonné le paysage culturel de cette partie de l’Europe et auront de l’influence partout ailleurs sur le continent.
Le choix de cette édition est très cohérent, on voit l’évolution du style de Kafka dans ses plus longs récits, au cours desquels l’auteur développe toujours la même obsession de l’étrange, de l’absurde, voire parfois, du fantastique. Au cours de la lecture de ces trois romans, c’est bien le malaise qui s’installe chez le lecteur, un malaise qui fait parfois place à l’angoisse. Nul ne peut être épargné à la lecture des romans ou des nouvelles de Kafka ; longtemps, la poisseur du récit colle au ressenti du lecteur. Quel talent que celui de cet écrivain torturé pour faire passer de telles impressions au lecteur, quelle maestria, celle d’un pur génie à l’évidence.
Longtemps, les lectures du procès et du château, faites d’abord adolescent, ont continué à hanter mes souvenirs, peu de lectures auront autant influencé ma perception du monde. C’était avec un peu d’appréhension que je me lançais dans une relecture de ces deux ouvrages, ayant peur d’être déçu par ces textes qui comptent tant pour moi...Il est étrange de constater que la relecture fait apparaître de nombreux autres détails, une vision de l’œuvre qui est fondamentalement différente selon qu’on la prenne à 18 ans ou à 39... De même,

L’Amérique.
Avant-guerre (la première...). Afin d’étouffer un scandale, un jeune homme est envoyé en Amérique par ses parents. Il va, dès son arrivée à New-York vivre une série d’événements qui le conduisent à la déchéance... déchéance sociale avant tout, mais également une déchéance psychologique et morale. Inachevé, le roman de Kafka annonce l’essence de son œuvre à venir. Même s’il n’est pas totalement abouti selon moi, ce roman laisse déjà entrevoir tout le génie de Kafka dans certains passages qui marqueront par leur caractère très particulier... le roman dénote en effet par cette atmosphère étrange et absurde tout en restant assez réaliste. Kafka montre déjà sa maestria à mélanger formellement les genres dans le but de plonger son lecteur dans un abîme de perplexité... alors qu’il est persuadé d’être en présence d’une farce voire d’un récit fantastique, soudain le lecteur de nouveau est recadré et l’histoire reprend un cours normal jusqu’au prochain rebondissement qui va de nouveau déstabiliser l’économie du récit. Ainsi, des moments comme l’entretien dans la cabine du commandant du paquebot, la scène du labyrinthe dans la maison du client de l’oncle, la longue station sur le balcon de Delamarche ou l’épisode si étrange du Théâtre de l’Oklahoma. L’Amérique (ou « le Disparu » comme l’indique le sous-titre du roman) fut inachevé par l’auteur, il manque au récit toute une partie lorsque le héros, Karl Rossman, réussit à séduire la compagne de Delamarche le voyou, Brunelda, et semble-t-il exerce la profession infâme de souteneur. Ainsi , la boucle est bouclée et le jeune homme, candide et plein d’espoir en débarquant à New-York finit engagé au Théâtre de l’Oklahoma... où l’on engage tout le monde. Belle découverte que le roman des débuts de Kafka : agréable à lire, il est sans doute le plus abordable pour le « novice » ; Kafka y a introduit une dose importante de réalisme. Réalisme qui désertera par la suite peu à peu son œuvre. La pluralité des sens à donner à la lecture de l’Amérique est sans doute également moins riche que pour le reste des textes kafkaïens , et de fait, moins complexe que pour les deux autres volumes du recueil.

Le procès.
Qui sont ces deux rustres qui dévorent le petit-déjeuner de Joseph K ? Quand il le leur demande, quelle n’est pas sa surprise de savoir que ce sont deux inspecteurs et qu’il est arrêté ! Non pas sous les verrous mais bel et bien arrêté quoi que ce statut signifie. Et puis ces personnes qui se tiennent dans la chambre d’une des locataires de la pension, Mlle Bürstner, qui sont-ils ? Dès l’entame de ce roman, le lecteur est confronté à la plus étrange expérience : une succession d’événements et de situations qui n’ont rien de normaux, une atmosphère fantastique ou plutôt étrange se met lentement en place sans qu’on sache exactement ce qui ne « colle » pas dans l’univers de Joseph. Lorsqu’il demande quel est le motif de son arrestation, on ne le lui dit pas et c’est là sans doute une source d’angoisse très importante pour le lecteur : n’importe qui, donc lui, pourrait se retrouver confronté à ce genre de situation. La relation de ce roman avec les mondes oniriques et la démarche psychanalytique paraît évident ; ces situations absurdes pourraient en effet sortir tout droit d’un rêve : comme lorsque plus loin dans le roman Joseph K. surprend dans un débarras un bourreau en train de chicoter les deux inspecteurs qui étaient venus l’arrêter, ou les longues explications de cet homme rencontré chez son avocat qui détaille les arcanes de son propre procès... de ma première lecture, une scène m’avait marqué, celle de la visite du tribunal dans les combles de l’immeuble sans envergure de la banlieue de Prague : comment la Justice, toute puissance temporelle peut-elle se contenter d’un lieu si anodin ? Cette scène m’avait frappé mais à la seconde lecture et à la réflexion, beaucoup d’autres moments du roman sont tout aussi édifiants et peuvent servir de départ à une réflexion multiple et tellement riche au niveau symbolique que l’on est parfois pris de vertige au cours de la lecture. Il faudrait pouvoir se payer le luxe de lire et relire chacun des écrits de Kafka au moins trois fois afin de pouvoir commencer à saisir le sens de ses œuvres de façon satisfaisante. Servie par une traduction impeccable, la version donnée dans ce volume de la Pléiade démontre s’il en en est l’étendue de l’imaginaire kafkaïen et la richesse du pouvoir créatif de cet auteur qui accède avec ce chef-d’œuvre au rang de génie universel (oui oui, pas moins !!).

Le Château.
Sans doute le chef d’œuvre absolu de Kafka, le Château est d’une richesse infinie et c’est sans doute l’ouvrage de cet auteur qui m’a laissé la plus forte impression lors de ma première lecture. De toute évidence trop jeune à l’époque pour percevoir l’ensemble de cette richesse, le roman a néanmoins exercé sur moi son influence durable et très présente. Je ne sais d’ailleurs pas exactement pourquoi... Sans aucun doute, la multiplication des symboles, le caractère illimité des interprétations qu’on peut faire du texte ou la richesse du style narratif (Kafka est un immense technicien de la construction du récit, et le Château ne fait pas exception dans son œuvre) participent à faire de ce livre l’un des monuments de la littérature occidentale du XXe s. L’arpenteur qui débarque au sein du village et cherche à atteindre un but que les personnages du cru n’ont jamais osé convoiter est le symbole de cet absolu que tout être humain un jour a cherché à obtenir malgré les obstacles dressés par ses semblables ou par la société organisée en système. Cette société fonctionne à contre-courant et a d’autres objectifs que ceux de l’individu, de ces objectifs antagonistes (la société n’existe et ne remplit son rôle que si les volontés individuelles sont contraintes de façon à empêcher tout débordement qui déboucherait sur son éclatement, et son anéantissement), surgit parfois la frustration de l’individu exceptionnel (K. ici, l’Arpenteur) qui ne peut se réaliser. Les commentateurs de l’œuvre de Kafka ont souvent associé cette figure de K à celle de l’écrivain, personnage social qui représente par essence l’individu d’élite. Face à la veulerie des personnages ordinaires, face aux figures féminines , K se pose comme la seule personne véritablement vierge de tout péché : il est seulement animé par cette envie d’atteindre le but ultime (quel qu'il soit) et, étranger à l’histoire du village, à ses petites manigances, il va tenter de dépasser le quotidien pour passer les obstacles un à un mais se heurtera continuellement au mur de la réalité. Bien entendu, ce roman est une pure fantasmagorie, les lecteurs qui ne sont pas sensibles au langage des symboles et de l’interprétation des signes devront absolument passer leur chemin, sous peine de devoir sombrer dans l’ennui le plus profond. Ennui ou dépression lié au malaise existentiel, voilà en quelque sorte le choix que nous propose Kafka.

L’édition donnée dans la Bibliothèque de la Pléiade est tout à fait exceptionnelle ; en plus des habituelles notices sur les romans, les notes de chapitres, le lecteur peut consulter les variantes patiemment relevées dans les diverses versions des manuscrits conservés par Max Brod. Souvent fastidieuse la consultation de ces différentes versions est néanmoins pour l’amateur une source importante d’information pour se faire une idée du cheminement de la démarche créative de l’auteur. La traduction est impeccable mais c’est surtout dans les notes que Claude David se surpasse en nous donnant une exégèse des interprétations données par la communauté scientifique spécialiste de Kafka.

Je ne peux que recommander de découvrir cet immense auteur dans cette très belle édition.

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  Fiction sur France Culture 1 Vince92 18 janvier 2017 @ 16:35

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