J'ai lu ce livre il y a quelques années dans l'édition NRF/Idées. Tout d'abord, il faut noter que ce livre ne constitue pas un essai : il s'agit d'une compilation d'articles parus dans un journal de Madrid vers la fin des années 20. Il se lit aisément, car les idées sont présentées simplement et nourries d'exemples. Contrairement à Vince92, je n'ai pas trouvé le style soporifique ; en outre, l'auteur est extrêmement lucide face à la montée des philosophies totalitaires.
Dans la préface, Ortéga y Gasset s’étonne et s'effraye du succès de son livre. Le succès de "La révolte des masses", écrit pour quelques Espagnols mais diffusé dans toute l'Europe, constitue pour lui le symptôme même du mal qu'évoque son livre : l'effroyable homogénéisation du monde occidental, niant les spécificités des nations et provoquant le nivellement des idéaux civilisationnels. Ortega y Gasset déplore l'émergence inexorable de la société de masse, qu'il assimile à une décadence car les individus renoncent à vivre et à penser par eux-mêmes et refusent de consentir aux efforts et sacrifices qu'impose le maintien de la civilisation, qui est le fruit d'un long labeur. L'aspiration de l'homme-masse, aux USA comme en Europe, se limite à vivre au présent, en cherchant l'aisance matérielle sans chercher à pérenniser la civilisation dans laquelle il vit et dont il a hérité, sans comprendre qu'elle est l'aboutissement d'un lent et long labeur qui doit être entretenu...
Cette situation est la conséquence de la faillite de l'aristocratie européenne, qui a cru à tort que ses privilèges étaient dus à son rang et a oublié qu'ils n'étaient que des compensations pour les sacrifices consentis au service de la civilisation (cf. l'idéal chevaleresque). Quand l'aristocratie a cessé d'être noble ('ie des hommes bons"), elle a été renversé. L'homme-masse moderne, en meilleure santé et plus savant que ses ancêtres grâce au progrès des sciences et des média, a investi tous les domaines autrefois réservés à l'élite intellectuelle mais refuse d'assumer ses responsabilités. Le succès du communisme et du fascisme s'explique par la volonté de l'homme-masse de trouver des échappatoires à ses responsabilités individuelles...
Il reste à savoir si l'avènement de l'homme-masse, pressenti par Nietzsche et Hegel, n'est qu'un symptôme de régression ou s'il peut être le premier pas vers une nouvelle forme de civilisation. Pour Ortéga y Gasset, qui encense le modèle britannique (seule nation européenne à surmonter la crise de civilisation grâce au maintien de traditions qui l'ancrent dans une continuité historique), l’Européen actuel vit en parasite sur les réalisations passées de la civilisation européenne. La vraie question, selon lui, est : ‘Quelles sont les carences de la civilisation européenne qui ont abouti à cette situation ?’
Ce livre d'Ortéga y Gasset, dont l'élitisme va à contre-courant de certains idéaux contemporains, est dénué de manichéisme et constitue un excellent stimulant pour réfléchir aux fondements de la civilisation européenne. En plus, les considérations d'Ortéga y Gasset restent pertinentes (même si elles sont discutables) et font écho à certaines considérations sociologiques sur l'individualisme, l'hédonisme moderne et l'érosion des valeurs morales (Lorenz, Lipovetsky, etc.)
Eric Eliès - - 51 ans - 8 novembre 2012 |