Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie
de Jean Raspail

critiqué par Gnome, le 15 septembre 2012
(Paris - 53 ans)


La note:  étoiles
Longue vie au roi de Patagonie !
Ecrivain voyageur, amoureux des immensités patagonnes et des peuples qui y vécurent, Jean Raspail a écrit quelques très beaux livres sur le sujet, tels que "Qui se souvient des hommes" et "Adios Tierra del fuego".
Pour rédiger ce roman dont j’ai l’honneur de faire la première critique par ici, il s’est glissé dans la peau d’Antoine de Tounens, fils de paysan Périgourdin ayant vécu sa curieuse existence au milieu du XIXème siècle. Ce qui rend ce récit d’autant plus exceptionnel, c’est qu’Orélie-Antoine de Tounens, roi de Patagonie n’est pas une invention littéraire. Il a bel et bien existé et ce livre, s’il est certes romancé, n’en suit pas moins très fidèlement le cheminement de cet homme hors du commun…

Voyant dès son plus jeune âge dans les choses les plus insignifiantes de sa vie des signes de sa royale destinée, Antoine Thounem (il réussira à faire transformer son nom de famille en un plus élégant "de Tounens") est persuadé qu’il règnera un jour sur ses Terres de Patagonie, dont il observe des heures durant les contours et les reliefs sur son livre de géographie - ouvrage qu’il conservera jusqu’à la mort. Son père, décelant en lui une intelligence supérieure à celle de ses autres enfants, se saigne pour lui offrir des études supérieures qui permettent à Antoine de s’extraire de sa condition paysanne en faisant un début de carrière relativement prometteur dans le notariat à Périgueux. Mais las ; Tounens se voit roi, et roi il sera ! Il liquide donc tout, endette son frère en lui empruntant une très grosse somme d’argent et part, seul, pour son royaume sous les moqueries ou, au mieux, l’incompréhension de ses proches… dont certains d'entre eux furent proclamés ministres du royaume de Patagonie, le plus souvent à leur l’insu !

Habillé comme un monarque et équipé de sa malle royale remplie de drapeaux, de pièces de monnaies qu’il fit frapper à son effigie, de décorations à remettre à ses plus vaillants sujets et autres attributs royaux, Orélie-Antoine (son nouveau prénom royal) se rapproche, toujours plus lentement, de la Patagonie, un peu comme s’il craignait de l’atteindre un jour et que cette rencontre marque la fin de son rêve. Car tout mythomane qu’il est, Antoine de Tounens n’en est pas pour autant fou. Parsemée de brefs mais violents éclairs de lucidité, sa vie au Chili et en Argentine ne sera qu’une succession de désillusions dont on se demande s’il en est conscient quand il les balaye toutes du revers de son royal manteau : il envoie la constitution de son royaume à tous les journaux, mais aucun ne la fait paraître (sauf un, le jour équivalent à notre 1er avril), il se fait voler son argent par un valet trop zélé, aucun "officiel" ne souhaite le rencontrer, etc.

L’argent ne tombant pas du ciel, à l’issue de longs mois d’une vie à ne rien faire d’autre que de rêver sa vie en organisant à distance son pays patagon, Antoine de Tounens devient un pauvre hère réduit à loger dans une miteuse pension d’une petite ville d’Araucanie (région des lacs au Chili). A l’issue d’une première et brève rencontre avec ses sujets (qui sera pratiquement la seule de sa vie), son obstination finira par l’entraîner en prison, où il passera de longs mois dans un cachot insalubre. Tiré de sa geôle par le consul français, il est rapatrié en France où plus personne ne l’attend et où il vivra à Paris une vie misérable, mais… toujours à préparer son grand retour sur ses terres de Patagonie !

S’en suivront d’autres voyages, tous plus insensés que les autres, avant de finalement rentrer définitivement en France, sans avoir jamais régné, pour finir sa vie misérablement hébergé par ses neveux dans la ferme périgourdine.

Personnage complexe, tour à tour attendrissant, énervant, drôle et triste, Tounens est avant tout un homme incroyablement seul, prisonnier d’un rêve fou qu’il poursuivra jusqu’au crépuscule de sa vie, moment où il rédigera sa biographie, s’avouant à demi mots sa mythomanie.

Un très beau livre, écrit avec virtuosité et dont le seul reproche qu'on puisse lui faire est sa trop courte dernière partie qui escamote trop les dernières années de la vie d’Orélie-Antoine de Tounens, roi de Patagonie…


« (…) car j’avais fui. C’est une constante de mon existence. Toute ma vie s’est passée à courir après le rêve, et sitôt qu’il prenait vaguement forme, je m’enfuyais, épouvanté, de peur de le voir se briser sous mes yeux et cette fois définitivement. Ah, j’ai vraiment tout raté… »

http://fr.wikipedia.org/wiki/Antoine_de_Tounens
L'impossible étoile… 9 étoiles

Antoine de Tounens, issu d’une modeste famille de paysans périgourdins naquit le 12 mai 1825 dans le hameau de La Chèze, commune de Chourgnac, non loin de Tourtoirac, lieu où il mourut dans la misère le 17 septembre 1878. Enfant intelligent, il fut vite repéré par son maître d’école surnommé le « Régent » lequel l’encouragea à poursuivre ses études jusqu’au baccalauréat qu’il obtint aisément. En 1841, il entra à l’école de droit de Bordeaux. Deux années plus tard, le voilà devenu clerc de notaire dans une étude de Périgueux. Puis la vente de terres paternelles lui permit de s’acheter une charge d’avoué dans laquelle il s’ennuya très vite. Antoine rêvait de devenir roi dans un pays lointain, la Patagonie. Il commença par obtenir de récupérer la particule perdue sur son nom de famille, demanda un prêt à la banque et fit imprimer proclamations, manifestes et cartes de visites, et fabriquer monnaie, médailles, drapeaux et uniformes avant de s’embarquer vers un territoire encore vierge, mais déjà disputé par les Chiliens et les Argentins. Mais la réalité ne sera pas à la hauteur de ses ambitions. Les indigènes sur lesquels il comptait se révèleront d’incorrigibles alcooliques incapables de faire face au défi de la modernité.
Cet ouvrage, qui recueillit en son temps un certain succès, se présente comme une biographie romancée, mais assez fidèle néanmoins de la vie d’un petit avoué de province qui se rêvait un destin fastueux et qui ne connut que misère, avanies et moqueries. Raspail ne peut s’empêcher de faire intervenir Pikkendorf, un de ses héros récurrents, dont on se demande un peu ce qu’il vient faire dans cette galère. Il y a un petit côté « Don Quichotte » chez Tounens que l’auteur rend parfaitement. Cette quête de l’impossible étoile. Beaucoup de poésie, de rêve et de désespérants retours à la réalité. Personne ne croit au projet d’Antoine, même pas ses amis francs-maçons de Périgueux. Personne ne croit vraiment à son statut de roi, même pas les rapins, poètes ou demi-mondaines (Charles Cros, Daudet, Richepin, Arène, Manet, Flammarion, Verlaine, Rimbaud, Coppée) qui le reçoivent dans leurs cercles embrumés de vapeurs d’absinthe ! Il n’est et ne sera jamais autre chose qu’un roi d’opérette ou de carnaval, statut qu’il assumera jusqu’au bout dans l’incompréhension générale et de manière christique, presque avec une couronne d’épines sur la tête. À lire ou à relire. Un des meilleurs Raspail.

CC.RIDER - - 66 ans - 29 mars 2022