Préface, traduction et notes à La Bible d'Amiens de John Ruskin
de Marcel Proust, John Ruskin

critiqué par Saule, le 20 octobre 2012
(Bruxelles - 59 ans)


La note:  étoiles
Nos pères nous ont dit...
Un des plaisirs de l'existence est de retourner par une belle journée d'été à Amiens, d'apercevoir Notre-Dame qui surplombe immuablement la ville, de s'approcher du portail et de saluer mes vieilles amies qui y trônent au portail. A ce moment, je ne suis pas seul, outre les fantômes du passé (réminiscences de mes visites précédentes), outre les mendiants à la porte dont parlaient déjà Ruskin et Proust (Ruskin nous explique pourquoi il faut leur donner une pièce), à ce moment donc je ne suis pas seul car j'ai à mes côtés deux amis : John Ruskin et Marcel Proust, qui ont aimé ce que j'aime et qui en parlent avec génie dans ce livre absolument inclassable dont je vous dirai quelque mots.

Ce livre est un dialogue entre deux génies, mais un dialogue dans lequel nous sommes invités et si notre propre sensibilité entre en résonance, alors se produit ce petit quelque chose magique, lorsque notre esprit se trouve élevé par la rencontre de "maitres" qui nous ouvrent un chemin. Le premier est John Ruskin, c' était un personnage éclectique et excentrique, un critique d'Art, un philosophe, un mystique de la nature et de la Beauté (c'est lui qui a fait découvrir Turner par exemple). Marcel Proust s'était entiché de John Ruskin (Ruskin était très à la mode en France à l'époque) et avait décidé de traduire "La Bible d'Amiens". Mais c'est bien plus qu'une simple traduction, Proust connaissait l'oeuvre de Ruskin entière, il fait entrer ce livre de Ruskin en dialogue avec toute l'oeuvre du "prophète" anglais, il dégage ainsi le génie de Ruskin. Proust y met beaucoup du sien, il y ajoute sa propre intelligence pénétrante et son talent d'écrivain.

Au final on a un livre étonnant : une préface de Proust, un texte de Ruskin largement annoté par Proust et une autre préface, à celle de Proust cette fois, par un professeur de la Sorbonne qui éclaire très bien l'intérêt que Proust portait à Ruskin (par exemple le narrateur de "A la recherche.." serait une incarnation de Ruskin). Ce qui fait qu'on se retrouve avec trois niveaux de notes dans le texte : celles du préfacier, celles de Proust (qui parfois mangent la plus grande partie d'une page) et celles de Ruskin. Mais l'édition est très bien faite, et c'est un plaisir de jongler avec ce dialogue multiple.

Que dire du texte de Ruskin ? C'est génial, par moment. Mais je ne suis jamais arrivé à tout lire. Chaque année, je le reprend, et chaque année il me tombe des mains, plus au moins à la moitié du chapitre "Sous le drachenfeld". L'auteur s'emmêle en effet parfois dans des histoires interminables, que ce soit sur les origines de la chrétienté, ou sur tel Saint dont il raconte l'histoire (pour l'édification des jeunes filles anglaises) alors que juste avant il nous avait promis qu'il allait nous parler d'un autre Saint (mais qu'il oublie ensuite). Comportement typique de Ruskin dont Proust se moque joliment, mais qui ne le rend que plus sympathique. Ce livre était destiné à être le premier volume d'une série "Our fathers have told us", qui aurait retracé l'histoire de la chrétienté en illustrant chaque tome par une cathédrale.

Qu'à cela ne tienne : le texte de Ruskin est truculent, certains passages sont excessivement instructifs (par exemple, sa description de la statue de Marie Mère de Dieu, dans lequel il commence par se moquer des protestantes, puis décrit les différentes sortes de Madone dans l'art religieux). Le chapitre qui est consacré à la cathédrale fait absolument référence dans les guides touristiques, d'ailleurs Ruskin est toujours abondamment cité, ne fusse que pour ses envolées lyriques célèbres (sur la vierge dorée par exemple).

Bref c'est un livre absolument incontournable pour ceux qui aiment la cathédrale d'Amiens. Mais aussi pour ceux qui s'intéressent à Proust, ou qui veulent découvrir deux auteurs dont le style d'écriture et l'intelligence sont vraiment hors norme.

Au moment de partir, je me tourne toujours vers le portail central, je regarde une dernière fois la statue du Beau Dieu (exemple de tendresse sculptée dit Ruskin, bellâtre à figure bovine dit Huysman), et je pense à Ruskin qui cite Saint Luc et qui nous explique que le Beau Christ nous bénit et qu'il nous dit, à l'instar de l'homme riche, "Fais ceci et tu vivras". Et je repars renforcé dans mon amour pour la cathédrale, renforcé dans ma foi de chrétien, reconnaissant à Ruskin et à Proust de m'avoir accompagné encore cette fois.
Ce que nous enseignent nos cathédrales 10 étoiles

C'est un livre de chevet. On doit le reprendre de temps en temps, le méditer, relire une citation, un passage, une ou deux pages entières, pour bien s'en imprégner.
Ce n'est pas une lecture facile ; à première lecture, certains passages demandent de la concentration et il arrive au lecteur moyen d'être amené à les relire sans toutefois être sûr d'avoir toujours très bien compris.

C'est que le texte de John Ruskin plane par moment dans les hautes sphères de la spiritualité. La thèse de Ruskin est que l'artiste du Moyen-Âge, qui est porté par sa foi, arrive à transcender la matière et à la façonner en beauté surnaturelle. Pour Ruskin, cette beauté surnaturelle est une part de Dieu et sa contemplation conduit à Dieu.

Marcel Proust, qui a traduit La Bible d'Amiens, est un admirateur inconditionnel de John Ruskin ; il en parle au cours de la longue préface écrite de sa main. Il le considère comme un mystique et un prophète. Il nous dit qu'il avait le sens inné de la beauté et que son analyse de l'art des cathédrales le porte à une foi qui est en tous points semblable à la foi du Moyen-Âge.

Les premiers chapitres du livre situent la ville d'Amiens dans son contexte historique, depuis l'invasion des Francs et sa conversion par saint Firmin.
C'est l'occasion pour l'auteur de faire des digressions d'un intérêt inattendu, mais combien savoureux, sur la personnalité des Francs et leur aptitude à la spiritualité (le fameux chapitre « Drachenfels » dont parle Saule et qui doit se lire avec un Atlas à portée de main) ; digressions aussi sur le baptême de Clovis et la conversion de la France à la vraie foi, sur la filiation de l'art chrétien du Moyen-Âge à l'art grec. Pour notre plus grand plaisir, l'auteur nous raconte encore l'histoire de sainte Geneviève, de saint Honoré et encore beaucoup d'épisodes de l'Histoire de France. Il faut dire que cette Histoire de France, vue par un érudit anglais du XIXème siècle, est un festival de pertinence et d'esprit.

Le dernier chapitre du livre est un véritable guide de la cathédrale où tout : les statues, les vitraux, les décorations et l'architecture de la cathédrale sont détaillés point par point avec une richesse de commentaires extraordinairement savants et instructifs.

John Ruskin a lu la vraie Bible dans la cathédrale d'Amiens comme on la lisait au Moyen-Âge. Chaque détail de chaque sculpture raconte un passage du texte sacré : ici une fleur, là une colombe, plus loin un serpent, racontent un psaume, un verset du Cantique des Cantiques, ou un verset d'une prophétie que le Moyen-Âge reconnaissait dans les sculptures. Ailleurs, ce sont des passages du Nouveau Testament avec les Béatitudes et les recommandations qui rappellent aux fidèles leurs devoirs de chrétien. Plus loin encore, ce sont des calendriers des saisons qui enseignent aux paysans de la Picardie leurs devoirs vis-à-vis de la terre et de la nature.

En scrutant toutes les sculptures de la cathédrale d'Amiens, Ruskin nous montre en quoi la foi du Moyen-Âge était différente de la nôtre. Un seul exemple : il n'y avait pas de crucifix dans les cathédrales du XIIIème siècle. On évoquait les sacrifices des apôtres et des saints martyrs mais on se refusait d'évoquer les souffrances et la mort du Christ ; on préférait voir le Dieu ressuscité dans sa gloire éternelle. Le Moyen-Âge avait une foi plus profonde, plus confiante et plus sereine que la nôtre.

Pour goûter toute la saveur de ce dernier chapitre – qui est un vrai guide touristique – il faudrait se rendre sur place avec le livre en main et le lire au fur et à mesure de la visite.

A la lecture de cette Bible d'Amiens on se rend compte que nous possédons des merveilles de cathédrales dans nos pays chrétiens et qu'il serait temps que nous apprenions à les regarder avec le regard de John Ruskin, qui est celui de nos arrières-arrières-grands-parents d'il y a 800 ans ; parce que ce regard, qui a tant séduit Marcel Proust, est le regard de l'esprit et de la foi qui conduit à Dieu.

Saint Jean-Baptiste - Ottignies - 88 ans - 8 janvier 2013