Le Quatuor d'Alexandrie, tome 1 : Justine
de Lawrence Durrell

critiqué par Kinbote, le 16 janvier 2003
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
Premier mouvement lent
Lawrence Durrell déclarait à propos du premier volume du Quatuor d’Alexandrie : « C'est une sorte de poème en prose adressé à l'une des grandes capitales du cœur, la Capitale de la mémoire ».
Le narrateur qui donne des cours dans un lycée vit avec Melissa mais il convoite Justine , femme volage, qui vit avec Nessim, un personnage fortuné de la ville. Le récit se traîne pendant les cinq sixièmes de ce volume en installant les personnages secondaires, Cléa, Pombal, Balthazar, dont certains feront l’objet d’un autre volume de la série, et qui, comme des toupies, semblent concentrer l’espace de la narration autour d’eux.. Et aussi la ville d'Alexandrie qui paraît, dans sa touffeur, retenir l'histoire de se développer. Comme il est observé dans une note en appendice attribuée au personnage de l'écrivain:« L’élan de la narration est freiné par des références à des faits antérieurs(.) Les choses ne mènent pas toutes à d'autres choses : certaines ramènent à des choses qui sont déjà passées. »

L'accélération du tempo advient dans la dernière partie après un récit de chasse au cours de laquelle une personne succombera. Face à cet événement-butoir qui est la mort d’un homme, l’action se précipite, les protagonistes de ce grandiose vaudeville tirent les conséquences de leurs actes. C’est Melissa elle-même qui annonce à Nessim la liaison de son compagnon avec Justine. S'ensuit un échange de partenaires (« nous étions tous les quatre, à notre insu, complémentaires les uns des autres, inextricablement liés les uns aux autres ») jusqu'à la mort de Melissa qui était atteinte d'une maladie grave, précédant de peu l'éloignement de Justine, le désarroi des deux hommes. Le récit baigne dans un milieu d'écrivains, de mots, dans l'abondance de propos écrits, notamment autour Justine que rapporte le narrateur comme s'il en était - déjà - l’auteur. Une fois (d)écrit, un personnage vivant a-t-il encore droit à une liberté d’action ? Qu’on pense à Saint Genet décortiqué par Sartre !
Ce tome-ci ne répond pas à toutes les questions qu’il pose, vu qu'il constitue le premier mouvement d'une symphonie, entreprise romanesque sans égale dans l'histoire de la littérature.
(Cherche avis de lecteurs ayant déjà lu l’intégralité du Quatuor)
Egalement disponible en Livre de poche.
Premier roman du « Quatuor d’Alexandrie » 7 étoiles

"Le quatuor d’Alexandrie" constitue l’œuvre majeure de Lawrence Durrell. Il s’agit d’une histoire racontée à quatre voix (Justine – Balthazar – Mountolive et Clea), une histoire alexandrine, de cette ville d’Egypte, Alexandrie, où le statut d’apatride semble celui qui convient (convenait ?) le mieux. Dans les quatre romans, on reviendra sur la même histoire peu ou prou, valse lente entre une dizaine de protagonistes à Alexandrie, mais la même histoire sera revisitée à chaque fois par un personnage différent, apportant un éclairage supplémentaire ou noyant dans une ombre inquiétante ce qu’on croyait avoir compris …
« Justine » est donc le premier de ces quatre romans. A ce titre, ce n’est pas le plus facile puisqu’il nous faut entrer dans une histoire inconnue, elliptique, compliquée du fait que le style de Durrell, s’il est soigné, n’est pas précisément facile. Il m’a longtemps rappelé, le style, ma lecture de « Belle du Seigneur » d’Albert Cohen, une œuvre longue à lire, qui vous plonge à la fois dans le ravissement de la profondeur des considérations et de la beauté du style, et l’irritation pour quelque chose qu’on va mettre longtemps à lire parce qu’oeuvre copieuse, parce que géante.
Justine est évidemment une femme mais ce n’est pas par sa voix que nous entendrons la première version de l’histoire. C’est plutôt par celle de Darley – dont nous ne découvrirons d’ailleurs le nom que dans les volumes suivants ! – l’amant de Justine, romancier (certainement beaucoup de Durrell dans Darley), un peu le rapporteur de l’histoire, au moins dans ce premier tome. Il est de notoriété publique (et je vous prie de m’excuser de ce trait d’esprit ( ?) machiste mais je ne puis m’en empêcher) que la psychologie féminine est complexe. En ce sens, Justine est très féminine !!!
Jeune femme de confession juive à qui il est arrivé dans sa prime jeunesse bien des choses sordides et compliquées, elle a épousé Nessim, riche personnalité égyptienne – homme d’affaires copte, dans le cadre d’un « contrat » d’où l’amour – avait-elle spécifié – était absent. Elle vit donc à l’abri du besoin. Mais son besoin de reconnaissance, de tendresse, lui, est infini, ou plutôt insatiable. D’une certaine manière, Justine est une femme fatale qui évoluera essentiellement dans la dissimulation, le calcul, même si la volonté délibérée de nuire semble absente. Elle ne peut tout simplement être heureuse, ni vivre dans la lumière.
Dans ce premier roman, « Justine », on écoute la version de Darley, l’amant de Justine donc, la manière dont il vit la situation – Nessim, le mari de Justine, est son ami fortuné – et on fait connaissance avec les personnages baroques et exotiques qui gravitent autour de ce trio : (mais le terme de trio est réducteur s’agissant du quatuor d’Alexandrie !) Jacob Arnauti, le premier mari de Justine, Melissa la maîtresse en titre de Darley, danseuse de cabaret, Clea, artiste peintre, Pursewarden, écrivain britannique, Balthazar, médecin philosophe, Capodistria … et il y en a en fait une foultitude. C’est ce qui rend ce premier épisode du « Quatuor » dur à absorber et à digérer. C’est une œuvre d’exposition d’une extrême densité qui volontairement reste obscure sur bien des points abordés. Des obscurités sur lesquelles des éclairages seront posés dans les épisodes suivants.
A cet égard, lire « Justine » et s’arrêter là c’est … faire la préparation au Marathon mais ne pas le courir ! De la même manière que lire séparément « Balthazar » ou « Mountolive » ou « Clea », c’est le courir – le Marathon – sans la préparation adéquate !

Tistou - - 68 ans - 2 juin 2012


Du grand art 8 étoiles

Premier tome du « Quatuor d’Alexandrie », ce livre donne certainement envie de lire les trois suivants. Le narrateur est maintenant sur une île, vivant avec l’enfant de sa compagne décédée et dont il n’est pas le père. Il écrit, de manière non chronologique, ses souvenirs d’Alexandrie, tentant par là d’exorciser le pouvoir que la ville a gardé sur lui. Il raconte comment, alors qu’il est sincèrement attaché à Mélissa, il tombe amoureux de Justine. Justine, personnage très complexe qui ne se laisse emprisonner par aucune psychologie à cinq francs, Justine qui échappe à tous, même et surtout lorsqu’elle se donne à tous.

La lecture de ce livre n’est pas aisée au début. On se demande où le narrateur nous emmène, et comme ce n’est pas chronologique, le lecteur doit petit à petit réorganiser les événements comme un gigantesque puzzle dont on ne dispose pas de toutes les pièces. Et puis bien vite, Alexandrie nous enchante, nous aussi, et son charme dont la fascination imprègne toutes les pages, nous piège.

Belle est la part réservée aux sens. Un extrait, où Balthazar s’exprime : « Les grandes religions n’ont rien fait d’autre que d’exclure, d’émettre une longue série d’interdictions. Les interdictions engendrent le désir qu’elles avaient pour but de guérir. Nous, membres de la Cabale, disons : Cède au désir et épure-le. Nous accueillons tout, afin que la plénitude de l’homme affronte la plénitude de l’univers, même le plaisir, le bourgeonnement destructeur de l’esprit dans le plaisir. » Le ton est donné, celui de la démesure et du désir assumé…

Saint-Germain-des-Prés - Liernu - 56 ans - 13 avril 2005


sublime 9 étoiles

"Justine" de Durrell est une percée lumineuse dans l'être alexandrin qui constitue l'âme de ses habitants. Lumineuse par la gravité légère et d'une folle lucidité dont semble être pourvue l'auteur qui balade sa poésie, vraie et belle comme un triste couchant. Du génie d'abolir les intentions trop stylistiques, sans tromper et en connaissance de cause, le réel est presque invité dans ses pages, mais l'auteur ne se trompe pas et prouve au lecteur que l'on ne sort pas de la littérature avec ses armes propres et qu'il ne peut prétendre à autre chose qu'à un récit. D'ailleurs le récit a ses lois propres, il suit des chemins insensés pour retrouver le premier plan et percer entre ce qui est vécu comme une "prose poétique" (comme le dit l'auteur). Là, le temps semble suivre des cours extraordinaires (peut-être par l'incroyable sentiment ordinaire de vivre la mémoire qu'il donne à partager) et sort du canevas narratif pour envelopper le promeneur solitaire qui vit l’expérience d'un long après-midi alexandrin, baigné par les caresses monotones d'une brise ocre et tiède.
Les personnages eux-mêmes habités par la ville sont d'une profondeur telle qu'ils ne se laissent jamais saisir et forment le tout un peu composite de cet espace alexandrin... syncrétique.
L'oeuvre rayonne par son absence séparation entre la lumière et l'ombre qu'elle habite. Le personnage-type en est Justine qui dans son apparente nymphomanie ne se laisse pas objectiver par le moindre jugement.
En résulte une oeuvre d'une singulière beauté qui apparait presque de l'attentionel et capture avec génie l'essence que la littérature se doit de capter, hors de tout mouvement et de tout dogme, sans se tromper sur la nature même d'un livre qui n'est qu'une construction sensée.

-Josef - St-Malo - 38 ans - 6 février 2004


Une merveille ! 9 étoiles

J'ai lu le quatuor d'Alexandrie quand j'avais vingt ans et j'en ai gardé la mémoire d'une oeuvre qui m'avait fortement marqué tant par la personnalité des différents intervenants que par la beauté du texte. C'est une oeuvre des lumières de la Grèce, de l'Egypte, des pays méditerrannéens. L'écriture est fine et coule comme de l'ambroisie. Une oeuvre qui donne aussi envie de parcourir ces pays, de rencontrer ces personnages. Cela fait très longtemps que je me dis que je devrais relire ces quatres livres. Il devient temps que je le fasse !

Jules - Bruxelles - 80 ans - 16 janvier 2003