La Planète de M. Sammler de Saul Bellow
(Mr. Sammler's planet)
Catégorie(s) : Littérature => Anglophone
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Ce que la Terre doit à la Lune
Mr. Sammler vit sur Terre. Plus précisément, à New York. C’est un vieil Ostjude, échappé miraculeusement à l’holocauste quand, laissé pour mort après qu’un Einsatzgruppe lui avait fait creuser sa propre tombe et tiré dessus, il s’était hissé au sommet d’une montagne de cadavres, hors de sa sépulture et finalement caché pendant des mois dans un cimetière, nourri par un gardien antisémite, mais humain. Après la guerre, il avait dû son salut à un neveu, Elya, chirurgien-avorteur richissime qui l’avait fait venir aux Etats-Unis et s’était occupé de subvenir à ses besoins et à celui de sa fille, Shula.
Ce que représente Mr. Sammler, c’est surtout une certaine image de l’ancienne école, le seul survivant d’un peuple exterminé, un Juif polonais éduqué en Angleterre et débarqué à New York. Voilà bien de quoi lui procurer tout le recul et le décalage nécessaires pour incarner « un îlot de méditation dans l’île de Manhattan ». Car autour de Mr. Sammler, c’est toute une jeunesse étrange (et surtout étrangère à Sammler) qui s’affaire dans le New York des années 60.
Tout commence quand Mr. Sammler surprend un pickpocket noir dans ses oeuvres dans un autobus new-yorkais. Le crime, bien sûr, choque la conscience du vieillard, va à l’encontre de ses valeurs. Pourtant, le vieux Sammler est fasciné et ne souhaite rien plus que d’assister à la répétition du crime. « Dans le mal comme dans l’art il y a l’illumination. », écrit Bellow, et c’est l’occasion pour lui et son survivant de Mr. Sammler d’évoquer Hannah Arendt et sa « Banalité du mal ». Bien sûr, on en revient au nazisme et à l’holocauste, à ce qu’on pourrait qualifier de trait de génie nazi et qui consista à diviser le travail de l’extermination des Juifs de façon à détruire toute notion de responsabilité individuelle ou collective : « Une société de masse ne produit pas de grands criminels. » Faire passer le plus grand crime de l’humanité pour banal était, selon les propres termes de Mr. Sammler, « une idée de génie ».
Mais cela ne s’arrête pas là. La banalité du mal n’est plus le signe de la barbarie, mais plutôt le sommet de la civilisation bourgeoise occidentale. Toute cette idée s’incarne dans un long monologue que tient Mr. Sammler au milieu du livre, laissant pour une fois de côté son hostilité à l’égard des explications. Elle tient en la mise en rapport d’un côté du pickpocket noir, sorte de « roi barbare » dans son manteau en poil de chameau, ses lunettes Dior et son costume aux couleurs vives, et qui exhibe sa virilité comme un spectre tout à la fois menaçant et justifiant un pouvoir qui le placerait au-dessus des lois et lui autoriserait le recours au mal ; et de l’autre divers spécimens d’une jeunesse bourgeoise fascinée par le crime et à plus d’un titre névrosée. Parmi ceux-ci, Shula, la fille de Mr. Sammler, excentrique auto-proclamée qui fouille les poubelles, vole et se livre à quantité d’autres actes inconséquents, mais aussi Wallace et Angela, les enfants d’Elya, respectivement pseudo-intellectuel cherchant à s’épanouir à tout prix et à travers un nombre incalculables d’entreprises toutes plus farfelues les unes que les autres, et quasi-nymphomane, s’exhibant à tout crin et explorant les mystères de sa sexualité un à un ou tous en même temps.
Toute cette jeunesse est animée par une revendication : l’aspiration à être un individu. Là où, il y a deux-cents ans, on se contentait d’être partie interchangeable d’un tout simplement défini par une appellation générique (noble, ouvrier, paysan, esclave...), chacun veut aujourd’hui exister et s’affirmer comme individu. Si beaucoup s’accordent pour considérer cela comme le plus grand progrès de l’histoire de l’humanité, pour Mr. Sammler, c’est « effroyable pour qui sait ce qu’est la souffrance ». Car s’épanouir est devenu un fardeau. Les désirs sont infinis et les exigences impossibles à partir de réalités complexes. En un mot, notre aspiration à l’individualisme repose sur un mensonge. La réalité - moins conservatrice que hautement régressive et même presque dangereuse - est que nous sommes substituables.
Pour assouvir notre quête d’identité, il ne reste plus que deux voies. La première est une idée qui m’est chère depuis longtemps : la parodie. Notre société - contrairement à l’Antiquité - refuse l’imitation ; sinon, elle ne serait pas originale. Elle s’enfonce donc dans la parodie, la théâtralité, les comportements excessifs comme ceux des enfants de Sammler et son neveu ; comme, aussi, cette politique du « toujours plus » qu’on retrouve partout autour de nous ou dans le matérialisme, cette transposition de l’être à l’avoir.
L’autre voie est celle du Mal. C’est la voie du Marquis de Sade, philosophe des Lumières à sa façon ; c’est aussi la voie des Raskolnikov, qui veulent, par le meurtre, éprouver leur condition d’ « homme d’exception ». La fascination pour le meurtre et le nihilisme dans les classes bourgeoises n’est plus à démontrer. Le Mal seul est capable d’ébranler la solidité du confort bourgeois et de donner l’impression d’exister - Mr. Sammler l’a lui-même expérimenté.
Or, ces deux voies se recoupent. Tout d’abord, si l’on donne à la notion de Mal une définition qui la renvoie au démoniaque, lui faisant englober les arts, le sexe, le matérialisme... La transgression et l’excès. Ensuite, parce qu’elles s’incarnent parfois toutes les deux sous les traits d’un même personnage, tel ce roi de Lodz, un Juif nommé responsable du ghetto de Lodz par les Nazis, et qui envoya des milliers des siens à Auschwitz tout en paradant tel un roi de carnaval dans son carrosse à travers les rues du ghetto où pourrissaient les cadavres en guenilles.
Tout cela, Mr. Sammler l’évoque en présence d’un scientifique qui traite de la colonisation de la Lune comme d’une nécessité pour l’espèce humaine (nous sommes à la fin des années 60 et la Guerre des Etoiles suscite les fantasmes). La Lune, sous la plume de Bellow, a de faux airs d’oeuvre d’art (« le désir d’être un bateau ivre ou de posséder une âme aspirant à briser les parois d’un univers clos »). Cela ne peut que rappeler un autre grand écrivain qui redoutait le nihilisme auquel conduiraient les idées nouvelles en soutenant que l’art sauverait le monde.
Sous ses airs faussement conservateurs - Elya, le seul qui ait oeuvré pour le bien de sa famille, a fait ce qu’on attendait de lui sans y prendre plaisir -, La planète de Mr. Sammler est un roman vraiment intelligent qui ouvre de magnifiques pistes de réflexion. C’est peut-être ça, être un grand écrivain : faire du banal quelque chose d’exceptionnel. Gageons que Saul Bellow a pris du plaisir à éclairer l’humanité. Elle est peut-être là, la voie qui mène à l’exceptionnel, à l’épanouissement.
N.B.: Le livre a été réédité récemment dans une nouvelle traduction au sein d'un ouvrage unique qui comporte aussi Herzog et dont voici l'ISBN : 978-2070782543.
Les éditions
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La Planète de M. Sammler [Texte imprimé] Saul Bellow traduit de l'anglais par Henri Robillot
de Bellow, Saul Robillot, Henri (Traducteur)
Gallimard / Du monde entier (Paris).
ISBN : 9782070283248 ; 15,20 € ; 27/09/1972 ; 304 p. ; Broché -
La planète de Mr. Sammler [Texte imprimé] Saul Bellow nouvelle traduction intégrale par Michel Lederer
de Bellow, Saul Lederer, Michel (Traducteur)
Gallimard / Collection Folio
ISBN : 9782070457052 ; 9,20 € ; 25/04/2014 ; 416 p. ; Poche
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