Danube
de Claudio Magris

critiqué par Francois Sarindar, le 26 mai 2013
( - 67 ans)


La note:  étoiles
Un fleuve, des terres, des peuples, une certaine façon de vivre
Claudio Magris, qui a connu la célébrité avec ce livre publié en Italie en 1986 et en France en 1989, peu avant que le mur de Berlin ne fût renversé, nous invite à un long voyage dans une Europe danubienne qui a encore connu bien des transformations depuis la fin des régimes communistes en Europe orientale. De sorte que ce qui ne se voit pas au début, parce que nous partons bien sûr de l'Allemagne occidentale où le Danube prend sa source, saute aux yeux du lecteur dès que l'on parvient dans la zone qui était sous contrôle des gouvernements de l'Europe de l'est ayant adhéré au Pacte de Varsovie : le manque de recul de l'auteur ne lui a pas permis de deviner les grands craquements et bouleversements qui allaient se faire sentir en Roumanie, en Hongrie et dans l'ex-Yougoslavie.
Mais la culture de l'auteur pallie tout cela, et nous ne pouvons faire une halte avec lui, le long du Danube, sans qu'il n'évoque au passage un grand écrivain, un événement historique, une tradition locale, et qu'il ne les fasse vivre sous nos yeux, en leur donnant mille couleurs, et en nous livrant ses propres réflexions. Les sujets et personnages dont il nous entretient à chaque étape répondent à des choix personnels mais nous les rendent familiers et symbolisent finalement assez bien sous sa plume les régions traversées. L'auteur choisit dès le début, et ce jusqu'à la fin, de nous montrer que rien ne peut se réduire à de simples équations, et que toutes les certitudes par trop ancrées dans nos têtes sont comme des constructions qui reposeraient sur le sable, car l'Histoire est complexe, tout comme les hommes qui la font, et la géographie elle-même n'est pas aussi nettement dessinée qu'on l'a parfois pensé, tant les choses sont mouvantes. Ainsi, pour l'auteur, tout comme les origines de peuples qui ne devraient pas se croire les propriétaires de telle ou telle terre ont quelque chose de mythique et ne sont pas faciles à conter, les sources du fleuve Danube, si elles se situent bien en Allemagne, et précisément en Forêt Noire, non loin de la France si l'on y réfléchit un instant, ne semblent pas pouvoir être situées en un seul lieu identifiable, l'observation et l'opinion pouvant les rendre multiples sans que l'on puisse scientifiquement trancher, même s'il existe des versions officielles. A cette difficulté de départ correspond exactement celle qui consisterait à essayer d'établir où situer vraiment l'embouchure du fleuve, en réalité démultipliée au moment de se jeter dans la mer Noire.
Ce livre est beau et puissant, reflet des tumultes de l'Histoire et du cours parfois accentué de cette grande voie fluviale, et parfois il est savoureux et apaisant comme le suggèrent certains lieux ou certains travaux techniques ou tranquilles et patientes activités humaines répétées au long des jours sur les bords du Beau Danube, qui n'a de bleu que le reflet du ciel, mais dont les eaux ont souvent d'autres couleurs. Du rêve à la réalité, c'est un chemin qui n'est pas moins intéressant à emprunter que celui de Compostelle.
François Sarindar
Un inoubliable voyage 9 étoiles

C’est avec ce récit de voyage, édité en Italie en 1986, que Claudio Magris a acquis à juste titre une grande renommée. Certes, la configuration de l’Europe ayant été bouleversée après la chute du mur de Berlin, le livre peut sembler aujourd’hui quelque peu daté, voire obsolète. En vérité, il n’en est rien. Si, de fait, lorsque l’auteur passe de l’autre côté de ce qui était le rideau de fer, il narre ses impressions sans jamais pressentir les changements proches, si, par exemple, il parle de Ceausescu sans aucunement deviner son renversement imminent, ce qu’il relate concernant l’histoire et la géographie de ces contrées n’a évidemment rien perdu de sa pertinence. Le cours du Danube, lui, n’a pas changé, ni les faits historiques qui se sont déroulés aux abords de ses rives.
Se laisser guider par Claudio Magris au fil du fleuve Danube, depuis sa source (ou ses sources, car il y a controverse à ce sujet, au point que le fleuve majestueux pourrait même naître d’une simple gouttière !) jusqu’à son embouchure dans la mer Noire, c’est entreprendre une lecture constamment passionnante, surprenante, instructive et stimulante. Le livre refermé, on n’a qu’un désir, qui est de partir à son tour, de refaire le trajet décrit par l’auteur et de se laisser envoûter à son tour et de visu par la géographie, l’histoire, les peuples, celles et ceux qui ont marqué de leur présence ces régions, etc.
Si le livre de Claudio Magris suscite autant d’intérêt chez le lecteur, c’est parce que, manifestement, l’auteur est curieux de tout, du présent comme du passé des villes et des territoires traversés. Tout le captive, l’émerveille, le questionne et, comme on a affaire à un conteur de grand talent, on ne demande pas mieux, en tant que lecteur, que de suivre l’auteur dans ses recherches et d’adopter ses points de vue. Partout, l’on devine qu’on a affaire à la fois à un chercheur, à un érudit et à un observateur, mais jamais à un professeur ni à un pédant. S’il se plaît volontiers, en s’appuyant sur ses observations ou sur ses connaissances, à exprimer sa philosophie du monde ou de l’histoire, ce n’est jamais de façon prétentieuse et c’est toujours pour tenir des propos judicieux. Ainsi, sa visite du Musée national de l’Horlogerie de Furtwangen, dont il tire parti pour réfléchir sur le temps et l’histoire, ou le souvenir du poète latin Ausone qui lui offre l’occasion de songer aux bienfaits d’Éros, ou encore les émouvantes réflexions qui lui viennent à l’esprit à la vue d’un handicapé dans la ville hongroise de Sopron.
De pays en pays, de territoire en territoire et de ville en ville, partout Claudio Magris détecte et recherche les ombres de celles et ceux, plus ou moins célèbres, qui y ont vécu, qui en ont façonné l’histoire ou qui y ont exercé leur art. Ils sont nombreux, les bords du Danube ayant été le théâtre de beaucoup d’évènements et ayant donné naissance ou ayant attiré beaucoup de personnages plus ou moins illustres, des plus ténébreux (comme les sinistres bourreaux nazis Mengele et Eichmann) aux plus lumineux (comme Hans et Sophie Scholl, originaires de la ville d’Ulm et s’étant opposés à Hitler jusqu’au sacrifice de leur vie, à qui l’auteur consacre un court mais bouleversant chapitre).
En chemin, l’on croise aussi les destinées de princes et de princesses (comme Sissi dont les poèmes ne parlaient que d’insatisfaction et de manque), de musiciens (comme Anton Bruckner, dont la chambre, à Linz, était pauvre et nue, et Franz Liszt), de philosophes (comme Heidegger, aimable pour ses voisins de Forêt-Noire, mais incapable de s’ouvrir aux réalités du monde) et surtout d’écrivains. Ces derniers, bien évidemment, attirent tout spécialement l’attention de Claudio Magris. Tous les pays baignés par le Danube sont aussi des berceaux de littérature : on y marche sur les traces de Céline, trouvant un refuge momentané à Sigmaringen, de Jean-Paul (du côté de Lauingen et Dillingen, villes empreintes de religiosité et de recueillement), de « La Chanson des Nibelungen » (qui fait prévaloir l’amour sur les liens du sang, contrairement à la légende de l’Edda des pays nordiques), d’Adalbert Stifter, de Karl Kraus (qui haïssait Vienne), de Joseph Roth (expert en mélancolie), de Kafka (ayant séjourné dans un sanatorium des Tatras), de Herta Müller, de Paul Celan (dont la poésie se penche sur les bords du silence), d’Elias Canetti, de Ionesco, de Panaït Istrati, et j’en passe.
De la Forêt-Noire, d’Ulm, de Günzburg, d’Ingolstadt, de Ratisbonne, de Passau, de Linz, de Saint-Florian, de Vienne, d’Eisenstadt, de Bratislava, de Budapest (la plus belle ville du Danube, selon Magris), de Pécs (et son vin blanc !), de Bistritza, de Ruse et de plein d’autres lieux, de paysages divers, d’empreintes culturelles multiples, de brassages de populations, de langues, de patrimoines, de tout ce vivier qui a pour point commun le Danube, Claudio Magris nous fait découvrir, en grand écrivain, les mille richesses. C’est un voyage qu’on n’oublie pas.

Poet75 - Paris - 68 ans - 29 août 2017


Un somptueux voyage en Europe centrale 9 étoiles

Dans ce somptueux essai, l'auteur nous guide tout le long du Danube à travers l'histoire de la "Mitteleuropa", des sources du Danube jusqu'au delta à la mer noire. Nous voici emporté dans les plaines d’Europe centrale, visitant quantité de villes dont les noms chantent dans notre tête : Ulm, Regenburg, Vienne, Linz, Bratislava, Budapest, etc jusqu'à Bucarest. A chaque étape, l'auteur nous régale d'anecdotes littéraires ou historiques, et parfois de ses réflexions toujours très justes. On entend ainsi parler de quantité d'auteurs, certains qui m'étaient totalement inconnus, d'autres pas. Il y a un certain humour aussi, quand il nous parle de tel écrivain qui a passé sa vie à écrire une somme sur la vie des bateliers du Danube par exemple.

L'auteur, professeur d'université à Trieste, est un spécialiste de la littérature d'Europe Centrale. Il est toujours intéressant : quand il nous parle de l'empire germanique ou des invasions turques ou du troisième Reich. Qu'il nous parle de tel ou tel auteur, et quand c'est un auteur qu'on connait (Herta Müller n'était pas du tout connue lorsqu'il a écrit ce livre), on est tout content. J'ai beaucoup aimé les réflexions sur Céline par exemple, ou le Bulgare Dontchev.

La seconde partie, derrière le rideau de fer, est plus orientée vers l'histoire et le brassage des peuples, la cohabitation souvent douloureuse de minorités. L'auteur parvient chaque fois à capter la spécificité de chaque nation que ce soit les humbles slovaques chaque fois opprimés ou les fiers Bulgares qui se sont constitués par opposition aux envahisseurs turcs.

Un livre souvent passionnant et d'une très grande érudition mais qui peut lasser par moment par une certaine lourdeur (peut-être due à la traduction aussi). Le livre est incontournable pour celui qui s'intéresse ou veut découvrir un peu la culture "mitteleuropéenne".

Saule - Bruxelles - 59 ans - 20 novembre 2013