Petite poucette
de Michel Serres

critiqué par Gregory mion, le 30 mai 2013
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Le décor, mais son envers aussi.
La brièveté du livre fait à la fois sa force et sa faiblesse : se voulant un manifeste, il est normal que l’exercice n’excède pas une certaine longueur, mais d’un autre côté, la nature elliptique de quelques propositions peut déstabiliser, et beaucoup de lecteurs qui gravitent de près ou de loin dans les milieux de l’éducation ont déjà fait part de plusieurs réserves.
Qu’il faille connaître son public quand on enseigne, cela va de soi, et Michel Serres nous dresse ici le portrait de l’élève moderne (pp. 7-10). L’écart est si remarquable avec les générations précédentes qu’il semble urgent de remettre en question les méthodes de transmission du savoir, ne serait-ce que parce que celui-ci, dans le monde de l’hyper-communication et de la grande disponibilité des ressources intellectuelles, est « d’une certaine manière […] toujours et partout déjà transmis. » (p. 19). L’informatisation des connaissances a délocalisé la pensée : la tête n’est plus sur les épaules des individus, elle est devant eux, dans l’ordinateur, comme un écho du miracle de l’évêque Denis, dont la légende raconte qu’il prit sa tête sous son bras après sa décapitation (pp. 27-28). Une telle modification de la lisibilité du monde a ses propres répercussions sur la façon dont le cerveau fonctionne. En d’autres termes, les nouvelles technologies ont recruté de nouveaux neurones. La convergence de ces technologies (réseaux sociaux, encyclopédies en ligne, téléphones intelligents, etc.) entraîne une double conséquence : 1/ le temps de l’expertise et des savoirs exclusifs paraît ne plus pouvoir tenir sa place ; 2/ la nécessité d’inventer s’impose, mais reste à déterminer un axe d’invention, peut-être sous la forme d’une « tierce-instruction » (p. 41).
Qu’il faille encore bouleverser l’ordre des raisons, que ce soit même dans une situation de désordre que les chances d’inventer sont le plus nombreuses, on ne le contredira pas, et même on se réjouira de valoriser un esprit créatif au détriment d’un esprit qui se forme sur la base de modèles archaïques (la structure de la dissertation, par exemple, n’a pas vraiment évolué depuis l’époque médiévale). Dans le langage de l’auteur, il s’agira de préférer le « disparate » au « classement » (pp. 43-45). Il s’agira encore d’accepter que le savoir ne puisse plus se contenir dans l’espace géométrique et hiérarchique d’un campus universitaire, parce que, justement, n’importe quelle connaissance circule, s’oralise et se disperse, et que la mémoire des machines nous dispenserait de prendre autant de notes de lecture que nos aînés (p. 47). Tout ceci, en soi, est louable, et apporte un vent de fraîcheur incontestable. En influant sur la pédagogie, en rendant accessibles des contenus parfois difficiles, la technologie suppose une société plus ludique et mieux informée. Chaque citoyen peut ainsi jouer son « coup » dans la cellule sociale, et les débats ont lieu partout, avec très souvent un réel objectif de falsification des discours officiels. L’évaluation s’est homogénéisée car l’expert est à la portée du moindre commentaire. Conformément à cela, il est possible que le modèle démocratique ait comblé plusieurs de ses déficits structurels, à commencer par le fait que le peuple, en votant, semble désormais faire autre chose que simplement consentir à un pouvoir. Quiconque, grâce à la disponibilité des savoirs, est supposément en droit de présumer d’une incompétence, d’une imposture et de tout ce qu’on voudra. La faculté de juger s’est stabilisée, personne n’est visiblement à l’abri d’une reddition de compte.
En définitive, la virtualisation du savoir impliquerait une construction sociale moins rude que les anciens progrès. Imaginant la voix indignée de la nouvelle génération, Michel Serres lui prête ces mots : « Nous ne voulons plus coaguler nos assemblées avec du sang. Le virtuel, au moins, évite ce charnel-là. Ne plus construire un collectif sur le massacre d’un autre et le sien propre, voilà notre avenir de vie face à votre histoire et vos politiques de mort. » (p. 62). Ainsi la violence réelle a reculé, c’est indubitable. Mais l’on s’étonne que M. Serres n’interroge quasiment pas la violence symbolique, autrement plus sournoise, sauf en de rares occurrences, comme lorsqu’il aborde le thème du travail (pp. 54-56). Ceci étant, ce n’est probablement pas le but de son livre, qui se veut optimiste, et c’est pourquoi il serait injuste de l’accabler.

Pourtant, indépendamment de ses arguments, le livre nous semble manquer certaines réalités qui exigent un traitement urgent. M. Serres affirme que l’époque est ouverte aux inventions et que celles-ci sont même impératives. Parmi les inventions les plus significatives du XXIème siècle, on notera l’expansion des réseaux sociaux. L’auteur y voit de beaux lendemains, nous sommes plus réservés.
En revanche, quand M. Serres suggère que les campus universitaires ne suffisent plus à la connaissance, il faudrait préciser qu’en Amérique du Nord, où l’auteur a depuis longtemps pris ses repères, d’immenses effectifs de la jeunesse « Petite Poucette » n’auront jamais accès à ces campus, faute de posséder les ressources financières suffisantes qui pourraient couvrir des frais de scolarité de plus en plus intenables. Au Québec, par exemple, on estime qu’un tiers d’une génération ne peut même pas envisager l’horizon universitaire à cause des coûts incriminés, et il faut savoir que le Québec est très libre d’accès, pour ainsi dire, par rapport à certains campus des États-Unis. Pour ces jeunes, on ne doute pas qu’il leur faudra inventer du nouveau, et même, pour reprendre un cynisme récent, il faudra qu’ils aillent jusqu’à inventer leur emploi car on ne peut plus leur en fournir. C’est l’une des pires formes de la violence symbolique : le diplôme dépend moins d’une compétence intrinsèque que d’une capacité financière à se le procurer.
Autre point : quand M. Serres fait l’éloge de la vitesse, comme celle qui consiste à envoyer des SMS, il y voit la préfiguration d’une nouvelle langue, un peu à l’image du français qui vint graduellement remplacer cet ancien français qu’on ne lit presque plus, sauf pour préparer deux ou trois concours. Là encore, il est impossible de s’en offusquer, la création linguistique étant la preuve d’une belle santé intellectuelle. Mais toujours dans le cadre de la violence symbolique, la plupart des contextes professionnels n’ont pas l’air d’entendre la chose de la même oreille, et l’élimination massive des candidats à un poste repose essentiellement sur la maîtrise irréprochable du langage en vigueur, et non du nouveau qui est en train de se construire. Pire encore, ce critère du langage sert à en dissimuler d’autres, parmi lesquels on retrouve la provenance géographique des diplômes, si bien qu’un diplôme de la New York University ne vaudra pas la même chose qu’un diplôme de l’Université de Chambéry – et nous n’avons aucun grief contre Chambéry, autant le dire, nous ne faisons que forcer le trait.
Les diplômes, les lieux où on les obtient, la maîtrise de la langue, tout ceci n’est pas primordial pour vivre sa vie, heureusement, mais tout ceci se retrouve globalement dans les profils de ceux que la société érige au rang des « inventeurs » ou des créateurs de « tendances », et tout ceci pèse sur les épaules de la nouvelle génération, qui ne se sent pas spécialement optimiste (quant aux « décideurs », inutile d’en parler, les schémas institutionnels ont encore une grande espérance de vie, et les « Petites Poucettes » si chères à M. Serres risquent d’être longtemps sans voix malgré l’urgence de promouvoir un esprit de falsification du pouvoir). Ceci pour dire que la définition de nouvelles compétences, hors des institutions, est loin d’être reconnue. Les nouvelles technologies n’ont au fond plus grand-chose à nous apprendre puisqu’elles sont utilisées de partout, même par le Vatican. Ces technologies sont devenues des normes explicites et les institutions n’ont pas perdu de temps pour reformuler leurs normes implicites. Le point crucial, peut-être, dépend des nouveaux circuits où l’on intègre ces technologies, c’est-à-dire la manière dont on les optimise. Dans cette perspective, dire que les compétences sont désormais horizontalisées parce que les données sont largement disponibles, c’est aller vite en besogne, et c’est oublier tout ce que la société est capable d’exiger de « Petite Poucette » si celle-ci espère travailler durablement, bien plus, soit dit en passant, que ce qu’on exigeait des générations précédentes. Mais comme il paraît qu’une « crise » excuse l’outrecuidance morale de ceux qui évaluent « Petite Poucette », cela est pardonnable.
TRES décevant 3 étoiles

La quatrième de couverture se termine par « Ce livre propose à Petite Poucette une collaboration entre générations pour mettre en œuvre cette utopie, seule réalité possible »
Ce que je n’ai pas trouvé dans ce livre… ou plus exactement petit opuscule (75 pages en gros caractères).

Mon avis sur la forme
Dans la seconde partie, en quelques pages, Michel Serres traite de la notation des enseignants, du travail, de l’hôpital, des réseaux… En reparcourant ces pages pour écrire cette critique, j’ai l’impression que ce sont des chroniques rangées les unes derrière les autres, alors que ce livre n’est pas présenté comme un recueil de chroniques.
Chroniques dont certaines sont intéressantes, mais ce n’est pas ce que je pensais lire.
Chroniques que j’aurais probablement plus appréciées si elles avaient été présentées comme telles.

Mon avis sur le fond
« Quand apparut l'imprimerie, Montaigne préféra, je l'ai dit, une tête bien faite à un savoir accumulé, puisque ce cumul, déjà objectivé, gisait dans le livre, sur les étagères de sa librairie ; avant Gutenberg, il fallait savoir par cœur Thucydide et Tacite si l'on pratiquait l'histoire, Aristote et les mécaniciens grecs si l'on s'intéressait à la physique, Démosthène et Quintilien si l'on voulait exceller dans l'art oratoire... donc en avoir plein la tête. Économie : se souvenir de la place du volume sur le rayon de la bibliothèque coûte moins cher en mémoire que retenir son contenu. Nouvelle économie, radicale celle-là : nul n'a même plus besoin de retenir la place, un moteur de recherche s'en charge. »
Sauf que… le moteur de recherche n’est pas totalement neutre, il propose suivant ses critères (voire ne propose pas dans certains pays). Une information fondamentale pourrait donc complètement disparaitre (plus efficacement que les photos retouchées de l’ex-URSS supprimant les dignitaires tombés en disgrâce)

Oui, il y a une révolution numérique, oui, l’enseignement va devoir évoluer mais, à mon avis, il restera à « apprendre à apprendre ». Ce n’est pas parce que l’information est disponible qu’elle est compréhensible – et d’ailleurs quelle est la validité de l’information disponible ?

D’un côté Michel Serres écrit : « Ils sont formatés par les médias, diffusés par des adultes qui ont méticuleusement détruit leur faculté d'attention en réduisant la durée des images à sept secondes et le temps de réponses aux questions à quinze, chiffres officiels; » et de l’autre se fait le chantre d’internet qui, il me semble, n’est pas le meilleur « lieu » pour se concentrer…

Si il écrit très justement (d’autant que le livre date de 2012) : « Petite Poucette laissera-t-elle indéfiniment l’Etat, les banques, les grands magasins… s’approprier ses données propres, d’autant qu’elles deviennent aujourd’hui une source de richesse ? », il continue par « Voila un problème politique, moral et juridique dont les solutions transforment notre horizon politique et culturel. » Quelles solutions ?
« Il peut en résulter un regroupement des partages sociopolitiques par l’avènement d’un cinquième pouvoir, celui des données, indépendant des quatre autres, législatif, exécutif, judiciaire et médiatique ».
Actuellement (en 2018), ce pouvoir existe, c’est celui des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon,…) , ce qui n’est pas des plus rassurants… et il ne me semble pas que c’est à cela que Michel Serres pensait. Difficile de le savoir dans la mesure où, dans cette chronique (et donc sur ce sujet), il ne reste qu’une phrase : « Quel nom Petite Poucette imprimera-t-elle sur son passeport ? »…

Ludmilla - Chaville - 69 ans - 7 mars 2018


Petite réflexion sur la jeunesse d'aujourd'hui 7 étoiles

Ce texte de Michel Serres a été très bien résumé par Gregory Mion. Je ne vois pas ce que je peux apporter sur le contenu. Pour un enseignant, ce qu'il écrit ici n'a rien de révolutionnaire, c'est un discours que l'on entend déjà dans des formations sur l'adolescent. Il n'en demeure pas moins qu'il est intéressant de se plonger dans ce court texte qui va à l'essentiel et qui se place dans une réflexion historique. Michel Serres utilise des exemples bibliques ou philosophiques afin d'appuyer ses dires tout en évoquant des éléments significatifs. Cette Petite Poucette c'est cette ado hyper-connectée qui envoie ses sms avec ses deux pouces. C'est aussi cette jeunesse qui a accès au savoir d'un simple clic. Quel apprentissage pour ces jeunes ?

Le monde connaît une révolution avec internet et il faut s'adapter. Michel Serres a une vision positive du progrès. C'est à nous d'apprendre le fonctionnement de ces nouvelle génération qui ne réagit pas exactement comme la précédente et qui n'est pas en adéquation avec le monde qu'on lui propose. Comment peut-on envisager l'école comme simple moyen de transmission ? Comment peut-on obtenir le silence en cours avec cette génération, souvent appelée aussi génération zapping ?

Michel Serres, avec intelligence, pose les bases de cette réflexion et montre que certains changements seront obligatoires afin d'accueillir cette jeunesse si différente de la nôtre.

Pucksimberg - Toulon - 45 ans - 17 février 2017