Bande dessinée et enseignement des humanités
de Nicolas Rouvière

critiqué par JulesRomans, le 23 juin 2013
(Nantes - 66 ans)


La note:  étoiles
Ils l'ont appris par la bande
De Nicolas Rouvière on connaît deux ouvrages d’étude autour d’Astérix et trois articles dans la collection "Les cahiers de Lire écrire à l'école", qui sont des ouvrages produits par le CRDP de Grenoble en 2007 et 2008, dont le premier numéro s’intitulait "Textes et images dans l'album et la bande dessinée pour enfants".

Cet ouvrage "Bande dessinée et enseignement des humanités", que N. Rouvière a dirigé, est fidèle à l’esprit de ces cahiers qui se voulaient faire le lien entre une approche littéraire de la littérature pour la jeunesse et les pratiques des classes. Il est produit par les presses universitaires de Grenoble, ville qui est le siège de l’éditeur de BD Glénat. Les expériences didactiques ici rapportées couvrent un espace allant de l’école élémentaire aux cours de civilisation à l’université.

Mis à part l’introduction et la conclusion, ce livre est divisé en quatre parties, les deux premiers chapitres interrogent les difficultés rencontrées, les enjeux pédagogiques et les pistes didactiques dans l’utilisation de la BD en classe. Les deux autres sections de l’ouvrage questionnent à travers l’expérience de l’emploi du neuvième art en histoire et en cours de langue et civilisation sur l’apport possible au renouvellement des approches dans ces deux domaines.

Différents auteurs évoquent la lente pénétration de l’étude des techniques de la BD, de la présentation de quelques pages dans les manuels de français ou d’histoire, puis l’entrée de quelques titres de BD dans les œuvres intégrales recommandées d’être étudiées intégralement à l’école élémentaire et au collège. Toutefois la présence d’albums, s’il est gage d’une reconnaissance par l’institution scolaire que la bande dessinée appartient au domaine littéraire, risque de déboucher sur un leurre pédagogique si comme l’avance Jean-Maurice Rosier elle reste un adjuvant et s’il n’est pas permis à l’élève de mieux approcher la spécificité formelle du neuvième art.

Harry Morgan rappelle le contrôle que les éducateurs laïcs ou religieux ont longtemps gardé sur les journaux pour enfants à l’époque où ils étaient le quasi unique pourvoyeur de la BD, allant jusqu’à traquer le merveilleux déréalisant (nous préciserons personnellement dans une tradition d’éducateurs huguenots constante dans les deux siècles précédents).

L’album vient plus tard et à un coût tel que l’on peut se demander si le basculement concomitant à son hégémonie sur l’illustré de petit format en noir et blanc à couverture souple n’a pas favorisé plus qu’on ne le penserait le passage d’une habitude culturelle majoritaire de lecture de BD d’un public populaire vers un lectorat des classes aisées. Cette pratique contemporaine est flagrante aujourd’hui comme le rapporte le périodique "Culture études" n°2 de 2012 où on pointe 6% de lecteurs habituels dans une population de niveau certificat d’études pour 38% chez les titulaires d’un diplôme universitaire de deuxième ou troisième cycle universitaire. Logiquement 5% des cadres déclarent n’avoir jamais lu de BD et 22% des ouvriers ont la même attitude.

Porté globalement par cet ouvrage, le sentiment de l’autosatisfaction mériterait bien d’être nuancé. Il faut se rappeler certes du combat pour la reconnaissance du neuvième art en direction de générations d’enseignants et des pionniers qui le menèrent, tels A. Roux qui osait demander aux débuts des années 70 si "La BD peut être éducative ?". Il était suivi peu d’années après par S. Tisseron qui dans la revue "Communication et langages" interrogeait sur le fait qu’elle pourrait être pédagogique.
La BD, d’après nous, en devenant un objet de présentation de plus en plus luxueux, pouvait plus facilement devenir un champ d’appropriation des classes supérieures. Ceci d’autant plus aisément qu’elle complexifiait ses scénarii pour les sortir d’une dimension souvent manichéenne et se référait à une "culture cultivée" (citations latines et clins d’œil à des tableaux de musée dans "Astérix").

Jean-Paul Meyer évoquant ici, dans “A propos des albums de bande dessinée adaptés de romans. De la transposition littéraire à la transposition didactique“, la légitimité narrative derrière la BD court encore en pratiquant une transposition didactique de très nombreuse œuvres patrimoniales (plus de 100 titres déjà pour une publication antérieure à 2009) où « il s’agit de mettre des formes en présence et non de les substituer l’une à l’autre (…) la transposition n’a de sens, aussi bien du point de vue formel que du point de vue fonctionnel, que si les deux objets de l’opération sont comparés, confrontés, frottés l’un à l’autre ».

Marianna Missiou dans son article “Un médium à la croisée des théories éducatives“ avance que la B.D peut permettre de former plus facilement au départ des lecteurs-interprètes (pour ultérieurement tous les supports littéraires) dans la mesure où elle fait référence à un univers médiatique largement partagé par toutes les couches de la population et où elle produit des images chocs accrocheuses au départ même si elles restent à décrypter plus finement. Elle rappelle par exemple que la figure littéraire de l’avare peut être perçue par des enfants dès l’âge du cours préparatoire à travers le personnage de l’oncle Picsou. Catherine Tauveron cite dans "Lire la littérature à l’école" cet exemple pour saisir le sens de "Monsieur Avare" de Robert Heargraves. On peut se demander s’il ne faut pas relever que cette connaissance du personnage de Picsou doit bien plus tenir de la connaissance des dessins animés que de la lecture du "Journal de Mickey" ; ceci relativisant l’apport culturel prêté ici au neuvième art par Marianna Missiou. Jouant sur l’ambiguïté, elle parle d’intégrer l’oncle Picsou dans une mise en réseau avec certaines fables de La Fontaine (comme "La Cigale et la fourmi" et "Le Savetier et le financier") à "L’Avare" de Molière. Marianna Missiou invite à mettre les élèves en situation de créer des scénarii et à entamer avec eux une réflexion sur leur production en s’appuyant sur le contenu de l’ouvrage "La Dramaturgie : les mécanismes" du récit d’Yves Lavandier et Robert Mac Kee.

Harry Morgan, dans la troisième contribution de "Bande dessinée et enseignement des humanités", montre en quoi les éditeurs qui proposent (comme Magnard) un appareil didactique intégré à une nouvelle édition d’un album restent dans des titres très classiques (ce qui est conforme aux souhaits des programmes qui invitent à aller vers ces œuvres). Ces éditions ont de plus une action se déroulant (à de très exceptionnelles occasions) dans un passé historique sur lequel on invite (souvent à tort et à travers) les élèves à longuement disserter. L’appareil pédagogique guide très fortement vers la production de réponses faisant ressortir une position humaniste sur les conflits (anticolonialisme, féminisme, antiracisme, anticapitalisme, pacifisme …) quitte à friser l’anachronisme et à trahir les intentions de l’auteur. Ainsi prend-on prétexte qu’Adèle Blanc Sec laisse ses sbires à l’intérieur d’une demeure et se rend au Jardin des Plantes pour la noble tâche d’enquêter, afin de laisser entendre que Tardi entend délivrer un message anti-machiste par là. On considère d’autre part la crainte d’un péril jaune comme une production intrinsèque du racisme alors qu’il est une conséquence de la défaite ponctuelle de la Russie face au Japon en 1905.

Par ailleurs Vincent Marie met en garde contre l’idée qu’une BD historique délivre un tableau de l’époque où elle se déroule. D’ailleurs selon nous au rythme où, depuis quinze ans dans la BD francophone (et les albums anglophones récemment traduits) autour de la Grande Guerre, les fraternisations entre soldats ennemis sont mises en scène entre tous les protagonistes et à tous les moments du conflit. On va bientôt voir Eva Joly (après avoir doté "Tchernobyl la zone" en janvier 2012 à Angoulême du prix Tournesol) nous proposer une journée mémorielle sur ce thème (pointe d’humour personnelle). Après la seule lecture des albums de Tardi, on serait enclin à penser que les principaux (voire uniques) ennemis des poilus sont leurs officiers et les gendarmes. Il ne faudrait pas oublier que le document historique est par définition un témoignage produit à son époque et en la matière pour la Grande Guerre ce sont "Bécassine" et les "Pieds nickelés" qui appartiennent à cette catégorie et nous y ajouterons personnellement "Flambeau" de Benjamin Rabier.

Notre opinion personnelle est que ce sont justement les capacités de conduire une réflexion digne de l’histoire de l’art qui manquent aux enseignants face à la BD, d’où les facilités, mises en évidence à plusieurs reprises dans "Bande dessinée et enseignement des humanités", à inviter à tenir un discours édifiant sur le contenu faute de capacités à pouvoir suffisamment proposer des pistes de réflexion sur la forme.

Il est d’autre part certain que si les histoires illustrées de l’époque doivent être retenues, très peu de BD (au sens exact du terme, c’est-à-dire avec en particulier des bulles, onomatopées, symboles graphiques et découpage dynamique) sont éligibles comme document historique. On devra se pencher sérieusement sur des productions qui relèvent des histoires en images, ce qui demande à l’enseignant des connaissances mais aussi la disposition de rééditions. Christophe, Caran d’Ache, Job, Töpffer, les images d’Épinal, la reproduction fidèle de la Tapisserie de Bayeux (…) prendraient dans le cours d’histoire (ou d'histoire de l'art) une place bien plus considérable qu’ils n’ont et ceci au détriment partiel d’albums de BD. Non qu’il soit souhaitable d’abandonner ici ces derniers, mais il est nécessaire de mettre les deux types de production en regard.

Joël Mak offre une contribution relatant comment construire des pistes avec des élèves de BEP pour questionner la place de la BD au milieu de l’ensemble des documents historiques. Le cas de la BD de reportage (avec Jo Sacco), forme relevant de l’histoire immédiate, est largement abordé. D’autre part un article du regretté Thierry Crépin (professeur d’histoire-géographie dans un lycée d’Arras) intéressera tous ceux qui désirent (ayant lu ou pas l’essai de Pascal Ory sur ce thème) en savoir plus sur le contenu du journal pronazi "Le Téméraire" et la place de l’antisémitisme dans la presse pour les jeunes. On y apprendra que Pellos (connu comme un des dessinateurs des "Pieds Nickelés") produisit un personnage Griffard pour la série Compagnon Michel parue d’avril 1942 à juillet 1944 dans "Robinson". Ce Griffard a un physique et un rôle bien proches du Blumenstein d’Hergé dans L’Étoile mystérieuse et de Bronbonstein dans "La Cité perdue" de Robert Rigot. Notons que Willy Vandersteen, l’auteur de "Bob & Bobette" a lui aussi un passé collaborationniste comme il a été révélé ailleurs que dans ce livre.

Cet ouvrage ne livre pas des comptes-rendus de séances, ni des clés qui ouvriraient vraiment aux élèves tous les verrous d’accès à une meilleure perception des spécificités de la BD. Toutefois certaines contributions offrent aux enseignants une perspective très intéressante de réappropriation. Les plus intéressantes à nos yeux sont celles de Jean-Paul Meyer qui nous offre des perspectives pédagogiques autour des adaptations de "Maigret", "Les Enfants du capitaine Grant" et "Sans Famille".

"Les fables" de La Fontaine ne sont vues par Brigitte Louichon qu’à travers La Fontaine aux fables où pour l’intégrale une quinzaine de dessinateurs livrent trente-six fables (il existe de nombreuses autres adaptations en BD de ces fables), un ouvrage pédagogique "Fable et bande dessinée avec La Fontaine" accompagne cette production. Outre des réflexions sur différentes optiques d’adaptation et sur les caractéristiques d’une fable, l’auteur livre des pistes didactiques qui débouchent sur des propositions pédagogiques concrètes, sans préciser le niveau d’enseignement (selon nous cela conviendrait tant à des élèves de milieu et fin de cycle 3 qu’à des collégiens). L’autre mérite de cet article est de dire clairement que la lecture de BD n’a pas pour objectif immédiat d’amener les élèves à un autre type de lecture que des albums comme nous l’avons vu personnellement souhaiter impatiemment certaines autorités en charge de contrôler le travail des enseignants.

Un troisième texte de Guillaume Perrier autour des multiples adaptations en BD d’œuvres de Proust, réfléchit également sur le rôle de la BD comme facilitateur d’accès à une œuvre littéraire complexe lorsqu’elle sait éviter les clichés. Toutefois on voit qu’à travers une caricature en deux pages d’"À la recherche du temps perdu" parue dans "Fluide Glacial" en tant qu’un des épisodes d’une série intitulée Un classique digéré, une telle présentation volontairement ironique donne une envie réelle d’aller chercher dans l’œuvre originale ce que la BD nous suggère du récit. Nous précisons personnellement que Jake Raynal et Moldave Bruno se risquèrent toujours pour le milieu des années 1990 dans ce même genre d’exercice pour entre autres "Le Capital", "la Bible" et "Les Misérables".

Si Tatiana Blanco-Cordon insiste plutôt sur l’apport d’enrichissement du vocabulaire (approche de niveau de langue en particulier) ou de la syntaxe des apprenants en langue étrangère à travers "Estraprlo y tranvia d’Alfonso López", par contre Marc Blancher (à partir d’"Astérix") et Sylvie Martin-Mercier (avec "Il commissrio Spada. Trilogia del terrorismo") soulignent l’entrée dans la dimension civilisationnelle grâce aux albums proposés.

Les apports de l’ouvrage ne se limitent pas à la didactique de la BD, et des auteurs comme Harry Morgan vulgarisent, en les critiquant au passage, des recherches de sémiologie appliquée au neuvième art. Pour Harry Morgan, il y a nécessité urgente de doter les professeurs de supports théoriques en phase avec les études publiées. D’ailleurs dans le numéro 4 de la nouvelle série de la revue Bananas sortie également en 2012 dans un article intitulé “Brève histoire de la littérature savante sur les littératures dessinées en France“, il affirme à la page 94 que les enseignants du primaire et du secondaire, n’ont jamais suivi un cursus académique où la BD fut étudiée à partir de ses spécificités et où les approches de la stripologie furent portées à leur connaissance. Aussi faute d’avoir suivi cette formation, ils exploitent des théories datées découvertes en autodidacte car quelque peu vulgarisées dans des ouvrages qui leur sont destinés. Ceci explique par exemple que les idées autour de l’espace inter-iconique soient connues par un nombre certain d’entre eux et qu’ils puisent leur réflexion en reprenant des connaissances issues en ligne directe de l’étude du cinéma.

On reste perplexe devant un problème de bibliographie pour "Bande dessinée et enseignement des humanités", les références des articles sont citées bien souvent sans mention de leur revue, l’éditeur est parfois inconnu ; la mention de la date d’édition, de la page d’où est tirée l’idée développée par l’auteur sur lequel il s’appuie semblent pour certains auteurs être un luxe superflu. Il faut alors aller chercher dans la bibliographie en fin de volume le complément. Or celle-ci est classée en plus de vingt ensembles et on ne sait a priori dans quel ensemble le document a été mis. Heureusement que grâce à internet les lecteurs pourront retrouver les éléments manquants du puzzle, en perdant souvent moins de temps qu'en allant à la bibliographie en fin de volume. L’introduction et la conclusion, qui se révèlent en fait de Nicolas Rouvière, ne sont pas signées ; c'est regrettable.

Une quarantaine d’illustrations sont présentes en pleine page, toutefois les pages les plus intéressantes (et les moins faciles d’accès de façon autonome), à savoir celles de "Marc le Téméraire" tirées du "Téméraire" (soutenant la coopération franco-allemande contre la Russie bolchévique), sont difficilement lisibles même avec une loupe.

La BD dans la mesure où son code emprunte à plusieurs arts tout en développant certains codes spécifiques (comme les onomatopées) est effectivement un support phare pour aider à l’amélioration des capacités interprétatives des jeunes scolarisés. L’étude du sens profond du mot qui sert à la désigner dans les différentes langues est déjà une approche interculturelle de la richesse de cet art selon nous. Que l’on pense à la complémentarité qu’il existe entre les idées de bande dessinée, comics, fumetti, manga, tebeo, tegneserie …

Il est par ailleurs possible que l’Ipad accentue assez rapidement auprès des jeunes générations le côté classique (voire désuet) de l’album et que la bande dessinée trouve son propre chemin sur le numérique, permettant des zooms à volonté, des histoires infinies autour d’une même production que le lecteur construit par ses choix face à des alternatives, la vision en 3 D … Yves Citton, enseignant à l’université de Grenoble 3 et auteur en 2008 d’un article intitulé “Faire son deuil de la littérature pour mieux promouvoir le littéraire en 2010“ puis de "L’Univers des humanités", ne devrait pas voir d’un mauvais œil les efforts entrepris autour du neuvième art pour mettre du lien entre diverses démarches heuristiques. Il aurait peut-être apporté dans une préface un souffle qui aurait mis dans une perspective globalisante la BD en son rôle d’auxiliaire pour l’accès aux humanités.

Il est à noter que Joos Swarte est l'illustrateur de la première page de couverture, il s’agit de la reproduction d’un vitrail de la chapelle Sainte-Cécile à Grenoble ; le terme "ligne claire" en matière de dessin de BD a été inventé par lui en 1977.