Le métier de vivre
de Cesare Pavese

critiqué par Sissi, le 3 juillet 2013
(Besançon - 53 ans)


La note:  étoiles
Comme un testament
On ne saura jamais si Cesare Pavese aurait publié ce manuscrit retrouvé dans ses papiers après sa mort, manuscrit intitulé « Le métier de vivre » et assorti de la mention « Journal 1935-1950 » entre parenthèses.
Tout au plus sait-on, via l’avertissement de l’éditeur italien, qu’il en avait exprimé le désir auprès de ses amis.
Retranscription quasi intégrale du texte original- quelques rares coupures ont été effectuées, des passages évoquant des personnes vivantes et relevant de la vie privée- ce livre donne un éclairage remarquable sur la personnalité, le parcours et l’intelligence de ce grand homme de lettres/intellectuel que fut Pavese.
Comment en effet mieux comprendre un homme que lorsqu’on lit ce qu’il se « dit » à lui-même, que lorsqu’on devient le témoin de ses considérations personnelles, que lorsqu’il se livre à une profonde et intime introspection ?

Et justement, ce qui frappe le plus, ce qui frappe d’emblée, c’est une capacité d’analyse exceptionnelle et une fulgurance de la pensée hors du commun.
D’un journal intime, on attend une certaine forme d’épanchement, des faits couchés sur le papier pour mieux les appréhender, les digérer, les assimiler, les comprendre. Rien de tout ça ici. Pavese n’évoque presque rien ni personne (alors qu’une guerre passe durant les quinze années qui jalonnent le texte), mais il se lance dans un écrit ultra réflexif qui démontre à quel point il était cérébral, tourmenté (« Je voulais énumérer des beaux et infimes souvenirs, et je ne me rappelle que les tortures »), et qu’il ne trouvait que très difficilement le repos et l’apaisement.
La vie est perçue comme un « métier », un apprentissage sans fin où tout est à revoir en permanence, un dur labeur, une tâche coriace et rude…

On pense que c’est une déception amoureuse qui est à l’origine du suicide de Pavese. Mais à le lire, à lire ces quinze années de vie qui précèdent l’acte fatal, on comprend que le cheminement qui aboutira à sa propre mise à mort est long et d’origine ancienne, profond, presque inéluctable, et qu’il a des ramifications antérieures (qui finiront pas se rejoindre) sur trois grands axes :

Tout d’abord une fascination pour le suicide et une omniprésence de la « douleur » morale.
« [..] je sais que je suis condamné à penser au suicide devant n’importe quel ennui ou douleur ».
Le suicide est perçu comme une espèce d’unique solution, la seule chose qui fait de l’homme quelqu’un de digne, quelqu’un qui agit, Pavese se considérant comme un « con », un con « au sens le plus banal et le plus irrémédiable, d’un homme qui ne sait pas vivre, qui n’a pas grandi moralement, qui est vain, qui se soutient avec l’idée du suicide mais qui le ne commet pas. »
La douleur, la souffrance, reviennent de manière récurrente.

Ensuite, on sent chez Pavese qu’il se dirige dans une espèce d’impasse à cause de ses ambivalences et de ses penchants irréconciliables : misogyne assumé (les femmes sont « le peuple ennemi »), Pavese va beaucoup souffrir du rejet des femmes, et lâche en 1938 « Voici ce qui est définitif : tu pourras tout avoir de la vie, sauf qu’une femme t’appelle son homme. Et jusqu’à présent, toute ta vie était fondée sur cet espoir ».
La mort, celle qu’on choisit, le « choix suprême » est une échappatoire au dur métier qu’est la vie, et pourtant elle est crainte et redoutée « La mort est le repos, mais la pensée de la mort trouble tout repos » ; la solitude est considérée comme un refuge mais elle devient souvent un enfer, le stoïcisme (au sens philosophique du terme), la « contemplation désintéressée », est revendiqué mais jamais atteint, Pavese oscille en permanence entre ses désirs de contemplation et d’action, finalement entre ses désirs de vie et ses désirs de mort qui le font naviguer entre deux eaux (troubles).

Enfin, et surtout, Pavese était obsédé par la littérature, et on en devient à se demander si elle n’a pas contribué à le tuer elle aussi…
Si « Le métier de vivre » est un livre où se mêlent les réflexions philosophiques, les aphorismes, la poésie et les extraits de textes, la réflexion sur littérature y tient la plus grande place, avec un besoin presque maladif de tout décortiquer, tout analyser, de revenir sur ce qui a été écrit tel jour pour approfondir, repenser, revoir et corriger. La littérature occupe la place centrale, et semble comme un puits sans fin à explorer.
Tout y passe : la poésie, (beaucoup), le roman, le langage écrit, le sens de l’écriture, les grands maîtres (Homère, Dante, Shakespeare et Dostoïevski), le stilnuovo, la philosophie, ses contemporains (dont « le jeune Calvino »), Proust, Flaubert, les extraits qu’il retranscrit et commente.
Pavese était, et il le dit lui-même en 1944, un « malade de littérature », et passées les années productives, quand vient le temps de la désillusion et des doutes sur ses capacités mais surtout sur son envie d’écrire, il va sombrer définitivement.
Ses dernière paroles écrites ne sont-elles pas « Je n’écrirai plus » ?

Le 18 août 1950, il écrit une dernière fois son journal :

« La chose le plus secrètement redoutée arrive toujours.
J’écris : ô Toi, aie pitié. Et puis ?

Il suffit d’un peu de courage.

Plus la douleur est déterminée et précise, plus l’instinct de vie se débat, et l’idée du suicide tombe.

Quand j’y pensais, cela semblait facile. Et pourtant de pauvres petites femmes l’ont fait. Il faut de l’humilité, non de l’orgueil.

Tout cela mon dégoûte.
Pas de paroles. Un geste. Je n’écrirai plus. »


Il tient promesse et se donne la mort neuf jours plus tard.
Malheureusement.
Le portrait-type de l'écrivain et du poète 5 étoiles

Ce livre est important, d'autant plus pour les gens fréquentant ce site qui tentent de réfléchir sur ce qu'est ou doit être un écrivain. Cesare Pavese donne sa réponse, plus particulièrement pour le poète. Fortement inspiré du théâtre anglais, comme ce quasi-testament en témoigne, il n'en laisse pas moins la place à l'héritage antique et à la place des romanciers, Stendhal et Hemingway, notamment.
Il évoque à de nombreuses reprises, de manière assez synthétique à chaque fois, les sources d'inspiration et les manières d'écrire. Il lui arrive assez souvent de se prononcer par des phrases courtes, assez sentencieuses, parfois quasi-dogmatiques.
Ce journal ne fait quasiment pas état des conflits mondiaux, alors que, né au début du XXème siècle, son auteur les vit de manière consciente. Il évoque juste le fait que la création n'a en réalité pas souffert sous le régime fasciste. Aussi est-il passé d'un ralliement pour ce dernier, plus ou moins forcé selon lui, au communisme. On comprend sa gêne à évoquer ces sujets.

Par ailleurs, s'il avoue sans ambages sa misogynie, il évoque les rapports intimes de façon crue, prosaïque et assez violente, tour à tour ou simultanément.

Malgré l'intérêt de cet ouvrage relatif à la réflexion littéraire, beaucoup d'éléments gênant touchant la personnalité de l'auteur, une certaine forme d'égocentrisme et de violence, rendent cette lecture assez fortement désagréable : j'avoue une gêne tenace, ce qui a expliqué mes difficultés à avancer et terminer.

Veneziano - Paris - 46 ans - 8 février 2015