Gros mots
de Réjean Ducharme

critiqué par Libris québécis, le 2 avril 2003
(Montréal - 82 ans)


La note:  étoiles
Un Jésus-la-Caille en quête d'absolu
Réjean Ducharme est un incontournable de la littérature québécoise. Il est surtout reconnu au Québec comme l'écrivain qui se terre afin de préserver sa personnalité contre tout ce qui pourrait l'altérer. Ce n'est pas l'homme qui pactise avec la renommée médiatique. On sait qu'il vit à Montréal et qu'il se tient à la brasserie. Ce dernier point pourrait tenir davantage de la légende que de la réalité. On dit aussi qu'il aime les chiens. L'une des rares photographies embrouillées que l'on a de lui le représente justement avec cet animal. Monique Proulx, qui lui a consacré un roman critiqué sur ce site, a écrit d'ailleurs un chapitre sur les relations de Ducharme avec le monde canin.
Gros Mots, sa dernière oeuvre qui remonte quand même à 1999, est caractéristique de l'univers ducharmien. Il s'agit de l'histoire de Johnny, l'amant d'Exa,
mais qui s'intéresse surtout à sa belle-soeur, Petite Tare, une étudiante qu'il appelle constamment de la brasserie. Le dilemme du roman tourne autour d'un manuscrit que le héros a trouvé le long du fleuve Saint-Laurent. Il aurait été écrit par un certain Walter, alter ego du héros, qu'il cherche à connaître. Il y parviendra grâce aux strip-teaseuses du bar qu'il fréquente.
L'histoire est simple, mais c'est l'écriture qui pose des problèmes. Les économies de transitions exigent une attention constante pour suivre les différents personnages, heureusement fort peu nombreux. Il faut ajouter une syntaxe qui pousse les phrases à la limite de ce qu'elles peuvent révéler. On dirait une exploration de l'entendement à l'intérieur d'un éclatement grammatical et lexical, qui produit parfois une écriture ahurissante comme cet exemple : «Je lui demande des tuyaux sur ce qu'Exa me jouait dans le dos, qu'elle me plaquait.»
Par contre, il a parfois des trouvailles qui ravissent comme «la peau de ses eaux», une expression qui désigne la neige. Mais encore là, il accole cette métaphore à un verbe qu'il rend transitif : «marcher la peau de ses eaux». Parfois, il monte d'un cran le langage parlé pour apporter une jolie tournure comme dans : «Je connais son animal». C'est plus expressif que «je connais, l'animal». Et quand il baise le soir, il prend «le vol de nuit» de sa compagne. Cette écriture originale est malheureusement souvent gâtée par des calembours d'un ludisme douteux. Qu'on se rappelle Victor Hugo à ce sujet!
Au niveau de la trame, le héros de Gros Mots épluche le manuscrit de
Walter, un écrivain raté dont il tente de décrypter l'oeuvre avec sa belle-soeur. Quand Ducharme l'intègre finalement à son récit, mettant ainsi fin au parallélisme à la mode du roman dans le roman, Johnny s'en désintéresse et se débarrasse même du manuscrit. Les incarnations sont ennuyeuses. Il aime mieux naviguer dans le monde des purs esprits, qui ne peuvent directement le remettre en question.
Il connaît le même problème avec les femmes. L'être aimée passe derrière la Femme avec un grand F. Il ne veut lui offrir qu'un amour cérébral, proche parent du platonisme. Ainsi il se protège de toute union qu'il voit comme une dissolution. «L'amour n'est pas un abîme où se jeter, se débarrasser de soi.» Il rabaisse donc l'amour vécu au quotidien
à des habitudes qui relèvent de l'exercice comptable : tu fais le café, je fais les courses, tu me prépares de bons spaghetti, je prends soin du chat. C'est l'évangile de la mesquinerie même si on peut en tirer de belles citations comme «On n'a pas le droit de moins aimer, c'est le péché le plus mortel.»
Un amour aussi peu charnel est forcément teinté de morale. «Si la chasteté est un vice au lieu d'une vertu, vous n'êtes plus une victime, mais un démon.» On décèle chez Ducharme une quête d'immatérialité, qui l'éloigne de ses semblables. Avec lui, nous voyageons dans l'absolu en fuyant les compromis, qui pourraient nous empêcher de l'atteindre.

Ce désir de se transformer en être invulnérable révèle une âme blessée d'autant plus que le héros a été délaissé par sa mère biologique et par celle qui l'a adopté.
Il panse ses blessures avec des émissions sportive à la télévision, de la bière et des strip-teaseuses.
Il se donne des airs d'un Jésus-la-Caille qui peut causer littérature dans une brasserie. «a répond à un besoin évangélique d'appartenance à la classe des bienheureux perdants avec lesquels il veut cheminer vers le paradis perdu. Cette façade cache une quête métaphysique qui veut protéger le penseur qu'il est afin de ne pas être réduit au seul rôle de se remplir la panse comme «la moitié des Américains que nous serons devenus» le feront.
Devant l'intransigeance du héros qui ne veut pas lâcher «une sacrée miette» du morceau, on comprend que la conjointe lui donne son quatre pour cent (prime de séparation donné à un employé congédié au Québec). On pourrait toujours demander à l'auteur ce qu'il advient de ceux qui jouent à faire l'ange. Deviennent-ils des bêtes, comme dit l'adage?