La trahison des clercs
de Julien Benda

critiqué par Falgo, le 25 septembre 2013
(Lentilly - 85 ans)


La note:  étoiles
La troublante question de la vérité
Julien Benda s'est une fois défini comme le plus illustre des auteurs obscurs. Obscur, parce qu'oublié, il l'est sûrement aujourd'hui. Encore que beaucoup parlent du - beau - titre de l'ouvrage, mais sans l'avoir lu.
Il s'agit encore d'un livre difficile à commenter. Je m'y essaie. Benda, né en 1867, est venu en politique avec l'affaire Dreyfus, ayant alors vivement pris la défense du capitaine. Bon début! Après une carrière de polémiste, qui lui valut haines et inimitiés, et de romancier sans succès, il fit publier en 1927 cet ouvrage qui lui apporta immédiatement une forte notoriété et d'innombrables polémiques. Encore aujourd'hui, il reste un jalon important dans la réflexion sur la vie politique. Car il adopte frontalement un concept - la vérité - qui s'est révélé au cours du temps plus que problématique.
Pour Benda, un clerc est un intellectuel, c'est à dire un esprit très cultivé, chargé d'un rôle social essentiel: il doit envers et contre tout incarner les valeurs universelles de Justice et de Vérité et les défendre en suivant les principes de la Raison. Benda est en cela un pur produit de la tradition rationaliste française.
Et les clercs - définition difficile - ont trahi cette mission en s'engageant dans des passions de races (Gobineau, Drumont....), de classes (Marx, Sartre, Aragon....) et de nations (Barrès, Maurras....) mettant leur culture et l'autorité morale qu'elle leur conférait au service de mouvements méconnaissant Justice, Vérité et Raison. Ce que l'examen des divers totalitarismes issus de ces passions confirme ad nauseam (voir Hannah Arendt). Et, pour Benda, ces passions conduisent inévitablement à la mort de la démocratie que les clercs, justement, ont pour mission de défendre.
A côté de ces conséquences terribles, le débat philosophique concernant la pensée de Benda tourne essentiellement autour de la notion de vérité. Or celle-ci est questionnée de Nietzsche à Foucault en passant par Bergson et nombre d'autres auteurs au nom de la si délicate question de la distinction entre le "vrai" et le "faux". Pour Benda, critiqué pour cette prise de position, la notion de vérité est intangible et constitue le socle incontournable de la démocratie. Quand on constate l'extension et les ravages de la pratique du mensonge (Etchegoyen, qui ne cite pas Benda: "La démocratie malade du mensonge") dans les démocraties, on se prend à penser que Benda n'avait pas complètement tort.
D'autant plus que, réaliste, il accordait au politique le droit, dans l'action, de ruser avec la vérité. Mais pas au clerc, garant de la vérité dans sa tour d'ivoire conceptuelle. Nonobstant, Benda est sorti de sa tour, et vigoureusement, en plusieurs occasions (pour Dreyfus, contre le marxisme, contre le nazisme), ne s'étant trompé - impardonnable - qu'en une occasion (procès Rajk en Hongrie). Et Foucault, dans un dernier cours au Collège de France (1984), introduisant le concept de "parrésia" (parler vrai) a paru revenir vers la position de Benda.
Cet ouvrage d'une immense richesse, porteur presque à chaque page d'un débat important, malheureusement évidemment daté, suscite de nombreuses questions auxquelles il n'apporte pas toujours de réponses décisives. Le malheur est qu'il faut les chercher en de multiples endroits et que peu d'esprits contemporains peuvent nous ouvrir des pistes équivalentes.
toujours actuel 10 étoiles

J’avais déjà entendu parler de cet essai féroce pendant mes années d’étudiant, je l’avais d’ailleurs acheté à l’époque dans l’édition Pauvert (collection Libertés), puis je l’avais remisé quelque part dans ma bibliothèque où je l’ai retrouvé en faisant un tri drastique de livres à éliminer (appelé désherbage en bibliothèque), et je n’ai pas voulu m’en séparer sans l’avoir lu. D’autant plus que je peste toujours contre les clercs d’aujourd’hui, toujours prêts à se prostituer dans les médias (principalement télévisuels), exaltant le pragmatisme aux dépends des idées pures, recherchant les prébendes plutôt que le désintéressement. Tout ce que Benda dénonçait il y aura bientôt cent ans !

Il dressait un tableau sombre des intellectuels, écrivains, penseurs et artistes, qui se détournaient de la recherche pure du beau, du juste et de la vérité au profit du réalisme, de la possession matérielle, de la politique et des idéologies, exaltant les états forts, le nationalisme imbécile (citant Barrès : "la patrie eût-elle tort, il faut lui donner raison"), la guerre et l’ordre plutôt que la justice. On sortait, il est vrai, de la Grande guerre (contre laquelle il s’élève ici : "On peut d’ailleurs douter que la guerre devienne assez terrible pour décourager ceux qui l’aiment, d’autant plus que ceux-là ne sont pas toujours ceux qui la font") et de l’Union sacrée.

"Assistons-nous, comme certains le pensent, à l’avènement d’un nouveau moyen âge – bien plus barbare toutefois que le premier, car si celui-ci pratiqua le réalisme, du moins il ne l’exalta point – mais dont sortira une nouvelle Renaissance, un nouveau retour à la religion du désintéressé ?" Il n’y croit guère. D’autant que "Les clercs modernes […] se sont mis à proclamer que la responsabilité intellectuelle n’est respectable que dans la mesure où elle est liée à la poursuite d’un avantage concret et que l’intelligence qui se désintéresse de ses fins est une activité méprisable…"

Il ne masque pas son mépris de beaucoup d’écrivains, dont la pratique est "de plaire à la bourgeoisie, laquelle fait les renommées et dispense les honneurs". Il note que "l’écrivain moderne [...] est devenu lui-même de plus en plus un bourgeois, pourvu de toute l’assiette sociale et de toute la considération qui définissent cet état, l’homme de lettres bohème étant une espèce à peu près disparue, du moins parmi ceux qui occupent l’opinion"…

Il constate que "chez la grande majorité de la jeunesse pensante, la dureté est aujourd’hui objet de respect, cependant que l’amour humain sous toutes ses formes, passe pour une chose assez risible" et qu’on méprise chez l’homme d’étude celui "qui ne fonde pas, qui ne conquiert pas, qui n’affirme pas la mainmise de l’espèce sur son milieu ou bien qui, s’il l’affirme, comme fait le savant avec ses découvertes, n’en retient que la joie de savoir et en abandonne à d’autres l’exploitation pratique". Il s’insurge contre la « stricte observation des faits » ("on sait avec quel visage fatal, quelle raideur méprisante, quelle sombre certitude de tenir l’absolu, ils [les clercs] prononcent qu’en matière politique ils ne « connaissent que les faits »") sur laquelle prétendent se fonder toutes les idéologies politiques, avec pour corollaire que "se vouloir fort est le signe d’une âme élevée, se vouloir juste est la marque d’une âme basse. C’est l’enseignement de Nietzsche, de Sorel, applaudis par toute une Europe dite pensante".

Il combat férocement la bourgeoisie : "que de fois la bourgeoise n’a-t-elle pas pactisé avec l’étranger quand elle y a vu son intérêt !", le conservatisme et le capitalisme et signale que "la paix, si jamais elle existe, ne reposera pas la crainte de la guerre mais sur l’amour de la paix". Et enfin que les clercs doivent s’occuper de la moralité, de l’esprit, de l’élévation des âmes, même si ce n’est ni facile ni populaire. Pas de démagogie ! "Les clercs modernes ayant cessé de comprendre que le signe d’une attitude vraiment conforme à leur fonction est précisément qu’elle leur vaut l’impopularité auprès des laïcs". Si le clerc doit s’engager, c’est au nom de valeurs morales absolues, en restant indépendant des idéologies, au nom de la raison et sans flatter qui que ce soit. On en est fort loin aujourd’hui, et le constat reste pertinent.

Cyclo - Bordeaux - 79 ans - 18 septembre 2020