La saison de l'ombre
de Léonora Miano

critiqué par TRIEB, le 15 décembre 2013
(BOULOGNE-BILLANCOURT - 73 ans)


La note:  étoiles
L'AFRIQUE ESCLAVE VUE DE L'INTERIEUR
Ce roman est audacieux à plus d'un titre : il est écrit par une Camerounaise, Léonora Miano, et décrit l’irruption de l’esclavage dans l’Afrique subsaharienne, vu de l’intérieur de la société africaine de l’époque. Le roman se déroule quelque part à l’intérieur des terres, dans le clan Mulongo. Des fils aînés de ce clan ont disparu tandis que leurs mères sont mises à l’écart et regroupées. Elles seront nommées, tout au long du récit, celles « dont les fils n’ont pas été retrouvées »

Les membres de ce clan Mulongo s’interrogent pour conjurer tout danger futur ; ainsi Eyabe, l’une des membres de ce clan propose-t-elle : « Nous allons fermer les yeux, nous serrer les uns contre les autres, marcher à petits pas pour passer la porte. Une fois que nous serons toutes sorties, je donnerai le signal. Nous rouvrirons les yeux ensemble. »

Très vite, les membres du clan vont comprendre que leurs voisins, les Bwele, ont capturé leurs fils et les ont vendus aux étrangers, ces hommes venus du Nord par les eaux.
Au bout de cette découverte, c’est l’esclavage qui est décrit et se dévoile aux yeux du lecteur, du point de vue de l’autochtone : « Les jours passants, je m’affaiblissais. La colonne ralentissait par ma faute, sans s’arrêter toutefois. La mort m’opposait un refus catégorique. Elle m’a laissé arriver avec mes frères, au terme de cette longue route. (…)Enfin, on nous a ramenés dans la bâtisse blanche. L’océan rugissait en se jetant sur le sable (…) Jamais nous n’avions imaginé une telle étendue d’eau. Depuis notre geôle, nous en observions la reptation, les cabrements, à travers une crevasse. »
On le voit, c’est le départ vers les navires négriers qui est décrit, ce « monde d’en bas »vers lequel les « étrangers au pied de poule » font basculer les captifs.

L’originalité et la force de ce roman résident dans le point de vue choisi pour la description de l’instauration de l’esclavage : celui des Africains, le fonctionnement de leur société, la place des ancêtres admirablement évoquée à la fin du roman ; et dans le mode de narration : un discours allusif, au départ puis de plus en plus éloquent et précis, préparant le lecteur à se confronter à la saison de l’ombre, cette mise en captivité multiséculaire d’un continent
A lire 9 étoiles

Je ne connaissais pas cette auteure que l'on m'a conseillée. Au début j'ai eu du mal à me faire à son style, puis j'ai plongé dans le livre.
Je le vois comme une sorte de témoignage, c'est le récit simple d'hommes et de femmes frappés par la peur et l'incompréhension de ce qui s'abat sur leur vie paisible.
Pour une fois, je n'ai pas cherché à extrapoler ce récit, je l'ai lu simplement, je me suis laissée porter par les émotions des femmes qui cherchent à retrouver leurs fils et je me suis imaginée ce que tous ces innocents avaient pu ressentir.

Sagittarius - Rouen - 36 ans - 15 juillet 2015


Un faux éclat littéraire 2 étoiles

Me voici divisé :
Cette jeune écrivaine, doualaise de naissance, m’a véritablement séduit par son style et son talent. Je retrouve en sa plume l’élan actuel d’une génération d’artistes "Africains" prometteurs et surtout novateurs. Ce roman est riche, dense et permet une lecture sans entraves. De plus, et j’y suis particulièrement sensible, le Douala est souvent employé, et je le dis bien que je ne pratique pas cette langue, de façon délicieuse et judicieuse. De l'excellente littérature. Par là-même, il mérite largement un 5/5.
Cependant, et je ne force pas ma sévérité, sur le fond je me porte en faux. Rejoignant fortuitement l’immensité d’une diaspora Africaine qui aurait voulu retrouver en Léonora Miano le courage et l’honnêteté de (par exemple) l'auteur Rosa-Amélia Plumelle-Uribe. Car, au-delà d’une valeur technique indéniable, le sens véhiculé mais surtout les déductions et les conséquences intellectuelles qui en découlent sont, à mon sens, indubitablement incomplètes, inexactes, parcellaires et donc faussées. L'histoire véritable est bafouée, l'honnêteté intellectuelle inexistante, bref : Leonora Miano entre dans le schéma du révisionnisme. Je m’explique :
- L’auteure indique combien les Africains qu’elle décrit se sont révélés ignobles au point de capturer (ou d’aider à la capture) et de vendre leurs frères et leurs sœurs pour une simple affaire de cupidité ; irait-elle jusqu’à déclarer que ces pratiques furent observées en toutes régions de l’Afrique subsaharienne et en toutes périodes ?
- L’auteure considère apparemment, tout comme l’ont fait et le font les occidentaux envers l’antiquité Grecque, que l’Afrique est monobloc et statique malgré les quelques derniers siècles de "mouvements" ? (pardon pour l’euphémisme)
- Comment considérer autrement que par du révisionnisme la négation par omission des faits suivants par l’auteure : les pays, états, chefs de gouvernements, rois et chefs locaux qui, durant plusieurs siècles en Afrique, ont combattu les esclavagismes et engagismes qu’ils soient chrétiens, musulmans, d’une autre religion ou tout bonnement à but économique ? Quid de tous les complots ourdis par les Européens qui ont abouti à une sélection (et jusqu’à présent) biaisée et Darwinienne de l’élite Africaine et donc des directions des peuples ? La géostratégie actuelle appliquée du Nord jusqu’au Sud de l’Afrique n’hérite-t-elle pas de ces siècles de violences et de trahisons ? Léonora Miano serait-elle dans le déni ? J’eusse voulu qu’elle ait été, en lieu et place d’avoir conscience de son écrit, simplement dans l’ignorance : cela m’eût plu et presque rassuré.
Un célèbre proverbe Africain dit : « Aussi longtemps que les lions n’auront pas leur historien, les récits de chasse tourneront toujours à la gloire du chasseur. » Je dirais gentiment que Léonora Miano est l’antilope qui s’affuble de la peau du chasseur afin d’ériger un récit à la gloire de celui-ci ! La voici en ligne droite d’un Olivier Pétré-Grenouilleau avec son "Traites négrières : essai d’histoire globale". Bienvenue dans le monde de l’inexact et de la veulerie.
Je préfère, et de très loin, un Lilian Thuram qui, même s’il est loin d’être exhaustif, cherche à rétablir la clarté au travers d’un historicisme juste. Et "La Férocité Blanche" édité chez Albin Michel et autrement plus instructive et précise que ce "roman" de Léonora Miano.
Sans lui demander d’être exhaustive, j’attendais néanmoins autre chose d’une romancière de cette qualité. Je suis donc sincèrement déçu.
Sans en éprouver une fierté qui serait inopportune, j’aime profondément mes origines et souhaiterais que l’immensité des Africains de cœur et/ou de sang soient amoureux également de ce continent chargé de civilisations et de valeurs authentiques.
J’applique le couperet d’une étoile sur cinq pour la seule raison que je ne peux techniquement en mettre zéro.

Fotso - - 48 ans - 14 décembre 2014


Regard sur l'inexplicable. 10 étoiles

"La saison de l’ombre" de Léonora Miano, chez Grasset,

Parler de l’esclavage en termes économiques, avec des statistiques, ou des itinéraires maritimes, n’est-ce pas le rendre cohérent, compréhensible, même si moralement et humainement inacceptable ?

Une autre manière serait d’en faire une aventure mélodramatique, une équipée maritime, au besoin avec une mutinerie, où les futurs esclaves suivront en aveugles un voyage dont le lecteur connaît le point de départ et le lieu d’arrivée, les tenants et les aboutissants.

Tout cela a été fait par des historiens, des romanciers, des cinéastes, tout ce trafic humain est raconté à loisir par des conférenciers.

L’exergue/dédicace de « la saison de l’ombre » indique un autre angle d’attaque :

« Aux résidents de l’ombre, que recouvre le suaire atlantique.
A ceux qui les aimaient. »

Tout est vu à l’intérieur du village, il prend des mesures d’urgence pour survivre, ne pas succomber à la sidération devant l’inexplicable.

Sitôt après l’incendie, des décisions ont été prises, qui visaient à effacer les traces du drame. On n’en a pas parlé. On n’ a pas su quoi dire.

La tragédie cherche un chœur : Ce seront les femmes qui, au cours de l’incendie nocturne, ont perdu leurs premiers-nés.

la survie du groupe, voilà ce qui importe :

"Ces femmes sont comme les veuves, qui ne sont autorisées à reparaître en société qu’au terme d’une certaine durée, après s’être soumises à des rituels parfois rudes. Elle ne sont pas des veuves. Il n’y a pas de mot pour nommer leur condition. On n’a pas revu leurs garçons après le grand incendie. Nul ne sait s’ils sont vivants ou morts."

La vie s’organise sans elles. Leurs enfants ont d’autres mères. Leurs hommes, d’autres compagnes à étreindre. Celles dont les fils n’ont pas été retrouvés savent qu’elles ne seront pas soutenues si, de leur propre chef, elles retournent sous le toit familial.

L'agression nocturne, sous forme d'incendie, est un traumatisme sans précédent, nourri par la "disparition" d'une douzaine d'hommes jeunes. Les mères sont mises à l'écart, dans une case collective. Tout est remis en cause : le sommeil est perturbé par les rêves où apparaissent les disparus, l'ensemble des femmes est abattu, certaines figures vont surgir cependant, pour affirmer le deuil et revendiquer le droit à la tristesse.

La disparition du chef spirituel du clan désoriente la tribu, avive des rivalités latentes avec le chef - qui n'a pas vu venir le danger. Les soupçons rôdent, propres à alimenter des guerres possibles avec des tribus voisines.

Derrière ce cadre narratif, on voit à quel point ce qui s'avèrera être la traite négrière, bouleverse les structures fondamentales de la société, les croyances et les rapports inter-ethniques.

je repense à cette remarquable ouverture de "la saison de l'ombre"

Toutefois la situation initiale est bien celle de la totale incompréhension : Comment des tribus de l'intérieur, immobiles et renfermées sur elles-mêmes, qui ne connaissent ni l'existence de l'océan - ni même des termes s'en rapprochant, pourraient-elles imaginer les objectifs des agressions nocturnes ?

Tout est fait pour que les captifs perdent tous leurs repères habituels, géographiques et autres, livrés sans aucune possibilité de défense à leurs ravisseurs, et par l'intermédiaire de tribus complices, à un trafic qui dépasse toute imagination ?

Leonora Miano insiste sur les différences de cultures d'une tribu à l'autre, notamment dans l'organisation sociale, sans pour autant idéaliser le monde d'avant l'irruption européenne : les enterrements collectifs d'épouses quand meurt un notable sont des scènes glaçantes.

Le récit montre à quel point toute révolte était impossible, à partir des conceptions locales, et dans l'ignorance des mécanismes mis en place par les Européens.4/

Ce livre, la saison de l'ombre, a décidément bien des qualités.

Il rappelle "L'intérieur de la nuit" pour des scènes fortes, mais n'assomme pas le lecteur. Leonora Miano fait attendre son lecteur, conformément aux informations dont disposent- ou plutôt ne disposent pas, ses personnages. Un intérêt tout particulier est réservé aux femmes, à la solidarité muette qu'elles gardent entre elles, et à leur entraide active par la suite.

L'auteur ne tombe pas dans une attitude victimaire, elle montre que d'autres modèles de société se sont créés à cette époque, laissant au lecteur le soin de juger de l'impact de la traite sur les sociétés initiales ; la violence est bien partagée, celle des maîtres blancs sur laquelle elle n'insiste pas, repose sur l'argent et le commerce. Celle des tribus relais, sur les coups de force, et l'acheminement du "bois d'ébène".

Une analyse très judicieuse, qui ne doit pas forcément plaire à ses compatriotes, qui confirme aussi à des considérations connues sur les "sociétés ouvertes et fermées", définies par Bergson et les anthropologues.

un récit à conseiller, puisqu'il permet de comprendre des faits majeurs de notre histoire, surtout si on habite Bordeaux ou Nantes.

Rotko - Avrillé - 50 ans - 23 juillet 2014