Fort Bayard : Quand la France vendait son opium de Bertrand Matot

Fort Bayard : Quand la France vendait son opium de Bertrand Matot

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Histoire , Sciences humaines et exactes => Essais

Critiqué par JulesRomans, le 25 octobre 2013 (Nantes, Inscrit le 29 juillet 2012, 66 ans)
La note : 9 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (13 295ème position).
Discussion(s) : 1 (Voir »)
Visites : 6 387 

Ne pas confondre Fort-Bayard et Fort-Boyard ni député progressiste en 1900 et député progressiste en 1950

Alors que le Musée de l’Armée à Paris présente une exposition sur la présence française en Indochine de 1856 à 1956, et que Gallimard propose le catalogne d’exposition correspondant, on peut constater que sont oubliés là deux territoires qui étaient rattachés aux colonies françaises de la péninsule indochinoise. Il s’agit des îles Paracel où une station météorologique fut construite et de Fort-Bayard. Cette cité, aujourd’hui nommée Zhanjiang, est de 1898 à 1945 la capitale d’un territoire de 842 km2 (d’après notre auteur, on trouve d’autres chiffres ailleurs) appelée Kouang-Tchéou-Wan (ou Guanzhouwan), cela correspond exactement à huit fois la superficie de Paris intra-muros. On est non loin de l’île chinoise de Hainan. Cet espace colonial fut concédé pour 99 ans comme Hong-Kong et ce sont les bouleversements dus à la Seconde Guerre mondiale qui précipitèrent la rétrocession.

L’ouvrage cite l’historien Edmond Chassigneux, membre de l’Ecole française d’Extrême-Orient, qui écrivait en 1932:

« A Kouang- Tchéou-Wan nous nous trouvons en présence d’un cas très particulier de la politique coloniale. La France a su créer, dans un pays troublé, des conditions d’existence prospère et saine. Situé hors du cadre géographique de l’Union indochinoise, le Territoire apparaît comme un rejeton de notre grande colonie. C’est une pierre d’attente dont l’avenir, si obscur dans ces mers, peut démontrer soudain le prix. D’ores et déjà un asile, ce port sera, peut-être demain, une ressource et un point d’appui ».

En fait si prospérité il y eût ce fut grâce au trafic d’opium, arrivant de l’Inde anglaise par bateau ou du Yunnan par voie terrestre et repartant vers la Chine continentale et déjà les USA. Rappelons qu’en Indochine la consommation d’opium était autorisée et enrichissait l’administration coloniale. Vu le tonnage d’opium qui arrivait à Fort-Bayard, tous les habitants en opium auraient pu fumer journellement non le contenu d’une pipe mais d’une lessiveuse. Bien sûr maisons de jeux et de prostitution côtoyaient en nombre important les nombreuses fumeries. La pègre issue d’une longue tradition de piratage côtier y faisait la loi. L’administration française était largement corrompue et on y retrouvait en particulier les anciens fonctionnaires des provinces indochinoises qui avaient su montrer indélicatesse ou incompétence. Si la population avait augmenté dans ce territoire, on ne sait de combien, c’est que la Chine avait connu guerre civile et agression japonaise.

L’auteur nous fait les portraits successifs des administrateurs (comprendre gouverneurs), celui en fonction de 1905 à 1908 fut Fernand Gautret. Le personnage est à juste titre présenté sous des aspects peu sympathiques, avant de nous parler de ses fonctions on aurait gagné à savoir que ce Saintongeais fut répétiteur de lycée et coureur de dot. De plus souligner son autoritarisme et d’autres défauts en insistant sur le fait qu’il était un homme de gauche est déjà en soi une faute de goût. Pour parodier la formule de Fouché, quand en plus c’est une qualité attribuée par totale méconnaissance c’est un crime contre l’esprit. Se faire élire député progressiste en 1898 en battant un député sortant dreyfusard et être pour le vote des femmes, contre l’impôt sur le revenu, pour la répression accrue du vagabondage c’est être un élu de droite même en Vendée où justement à la Belle Époque on avait des députés de tendance radicale à côté de parlementaires royalistes.

Ceci est une question de détail et ne doit pas nous faire bouder notre plaisir de connaître l’histoire de ce morceau de Chine où sont de style français la cathédrale, la poste, le bâtiment de l’ancienne banque, l’ancienne résidence de l’administrateur, le phare breton … L'ouvrage est abondamment illustré de clichés d'époque ou d'aujourd'hui ; une autre mise en page en mettant la priorité sur la lisibilité à offrir pour l'iconographie nous aurait satisfait pleinement.

Connectez vous pour ajouter ce livre dans une liste ou dans votre biblio.

Les éditions

»Enregistrez-vous pour ajouter une édition

Les livres liés

Pas de série ou de livres liés.   Enregistrez-vous pour créer ou modifier une série

Quand la France violait les conventions internationales

9 étoiles

Critique de Michel Gandilhon (, Inscrit le 11 décembre 2015, 62 ans) - 11 décembre 2015

Dans cet ouvrage important, Bertand Matot, journaliste et chercheur indépendant, retrace un épisode très peu connu de l’histoire coloniale française en Asie du Sud-Est : la concession par la Chine, à la fin du XIXe siècle, d’un micro-territoire côtier, Kouang-Tchéou Wan, peuplé de 150 000 habitants, correspondant aujourd’hui à l’actuelle métropole de Zhanjiang dans la province du Guangdong. En 1898, la France, dans le cadre de sa rivalité régionale avec l’Empire britannique, souhaite prendre pied dans le sud de la Chine afin de créer un comptoir marchand susceptible de rivaliser avec le grand port de Hongkong. Elle jette alors son dévolu sur ce qui n’est, à l’époque, qu’une zone de pêche marginale en obligeant un Empire chinois en pleine déliquescence à lui concéder le territoire pour une période de 99 ans.
Après l’écrasement militaire de la résistance des autochtones, le territoire, dont le port principal est rebaptisé Fort Bayard, en hommage au chevalier éponyme, est rattaché administrativement à l’Indochine française voisine. Très vite, l’administration française, au mépris des différentes conventions internationales relatives au contrôle de l’opium, signées entre 1909 et 1925, va comprendre tout le profit qu’elle peut tirer de cette concession en la transformant en un véritable comptoir destiné à alimenter le sud de la Chine en opium où la consommation est forte. Cette politique, qui s’inscrit dans la continuité de la guerre menée sous le Second Empire contre la Chine entre 1856 et 1858, se greffe alors sur des traditions de contrebande locale, animées par les organisations criminelles chinoises, les fameuses Triades, sur fond d’une piraterie alors extrêmement active en mer de Chine méridionale. L’administration coloniale, largement corrompue par les marchands d’opium, va dans un premier temps fermer les yeux sur la contrebande en provenance d’Indochine et du Yunnan, province chinoise, où la culture du pavot est très présente, puis progressivement organiser et légaliser, à partir de 1914, le trafic et l’usage sur le modèle de la Régie indochinoise de l’opium, qui fonctionne à Saigon depuis 1881.
Ainsi, dans les années 1920, le commerce est florissant : « […] Fort Bayard possédait, sur les quais, un entrepôt contenant (officiellement) 500 tonnes d’opium brut et 4 tonnes d’opium raffiné. L’opium brut était vendu par le service de la Régie en caisses à des négociants en gros qui devaient fournir une caution de 10 000 piastres et recevaient une licence gratuite ! Ces négociants en gros revendaient, à leur tour, la drogue à des détaillants. Ces détaillants n’étaient soumis à aucune réglementation particulière, pas plus que n’était réglementée la transformation sur place de cet opium brut en opium fumable. Quant à l’opium raffiné, fumable, provenant de la manufacture de Saigon, il était vendu par la Régie aux consommateurs. Les profits de l’État étaient énormes. » À l’époque, les perspectives économiques offertes par l’opium sont telles que la Banque de l’Indochine ouvre une succursale en 1925 à Fort Bayard et aide par ses prêts bancaires les candidats potentiels à acquérir une licence d’importateur. Plusieurs dizaines de marchands − français mais aussi et surtout chinois − se partagent un marché dont le caractère concurrentiel est largement fictif. L’auteur montre bien en effet que les importateurs chinois ne sont souvent rien d’autre que des prête-noms abritant les activités des Triades, lesquelles ne manquent pas d’arguments pour obliger les récalcitrants à leur céder des licences ou à liquider les concurrents gênants. Cette politique cynique de la France fait toutefois l’objet d’une certaine réprobation. En métropole, où certains parlementaires dénoncent à la Chambre des députés ce lieu de trafic et de « débauche » (la prostitution y est florissante), mais surtout à la Société des Nations qui tente d’interdire l’usage non thérapeutique d’opium. Ces condamnations n’empêcheront pas l’administration de poursuivre l’importation et la vente de cette substance. Dans les années 1930, ce sont près de 60 tonnes en provenance d’Indochine qui arrivent à Fort Bayard, quantités qui se révèlent toutefois insuffisantes, aux dires des autorités locales, pour alimenter la centaine de fumeries locales et une consommation dont la population est estimée à plusieurs dizaines de milliers.
La Seconde Guerre mondiale, avec l’occupation de la concession par le Japon, puis la prise du pouvoir par Mao en 1949 marquant la récupération définitive du territoire par la Chine, mettront un terme à une histoire dont les turpitudes ne sauraient toutefois se résumer aux trafics d’opium. L’auteur met également en évidence l’importance stratégique de Fort Bayard dans la politique française en Asie visant à contenir l’avancée communiste.

Forums: Fort Bayard : Quand la France vendait son opium