Albert Camus, entre justice et mère
de José Lenzini, Laurent Gnoni (Dessin)

critiqué par Shelton, le 26 octobre 2013
(Chalon-sur-Saône - 68 ans)


La note:  étoiles
Que lire après une telle oeuvre ???
J’ai déjà dit et écrit que les mécanismes d’anniversaire à la Française me fatiguaient. Pourquoi faudrait-il attendre spécialement le centenaire de la naissance d’un auteur, de la création d’une œuvre ou de la disparition d’un peintre pour en parler ? Pourquoi l’édition serait-elle d’un seul coup inondée de rééditions, d’inédits, d’analyses nouvelles et révolutionnaires ? J’ai toujours pensé que c’était regrettable de jouer avec les lecteurs de cette façon… Et, pourtant, je reconnais, d’une part, que cela permet un focus intéressant sur des auteurs dont on ne parlait plus souvent, d’autre part, c’est une occasion de voir des textes devenus introuvables redevenir accessibles… Dans le cas spécifique du centenaire de la naissance d’Albert Camus, ce sera l’occasion de voir deux merveilles, une adaptation de l’Etranger en bédé par Jacques Ferrandez et un ovni éditorial que je vais ouvrir avec vous aujourd’hui, Camus, Entre justice et mère…

Pourquoi un ovni éditorial ? Parce qu’il s’agit d’un texte amical, circonstanciel, à connotation biographique, adapté en bande dessinée et texte illustré, ne pouvant être classé qu’avec difficultés dans une catégorie éditoriale et, surtout, d’une qualité étonnante, surprenante et merveilleuse… Tout simplement un livre !

José Lenzini, un grand spécialiste d’Albert Camus, nous livre un texte écrit juste après le discours de Stockholm. Si vous n’êtes pas spécialiste de Camus ou des Prix Nobel, je rappelle que le 10 décembre 1957, l’écrivain français d’Algérie, reçoit le prix Nobel de littérature. Il pensait réellement qu’il n’aurait pas dû le recevoir, qu’il était trop jeune, que Malraux était plus méritant… mais il est là, il prononce son discours, un texte qui va rester dans l’histoire et qui permet d’entrer directement dans notre ouvrage…

Partant de ce temps fort – qui sera un des derniers instants publics de l’auteur qui décèdera accidentellement quelques années plus tard, le 4 janvier 1960 – l’auteur évoque la vie de Camus, sa mère, la terre d’Algérie, la guerre d’Algérie… Mais comme Albert est aussi écrivain, il évoque aussi son œuvre avec des mots accessibles à tous, même à ceux qui n’auraient pas encore lu – il y en a certains – des ouvrages comme L’Etranger, La Peste, Caligula ou La Chute… C’est d’ailleurs l’occasion de préciser que tout ou presque de Camus vient d’être réédité en format poche…

Très rapidement, on oublie le texte lui-même, pris par l’adaptation, le découpage et le graphisme saisissant de Laurent Gnoni, et on se retrouve aux côtés d’Albert Camus. Le fait que le texte soit à la deuxième personne du singulier, l’auteur s’adresse à son vieil ami, accélère notre immersion totale dans cette vie à la fois banale, simple, grande et accomplie… Je dis bien accomplie malgré la mort à moins de cinquante ans car plus les pages tournent et plus on se dit qu’il est mort au bon moment… Comment aurait-il pu vivre la fin de la guerre d’Algérie, l’OAS, le massacre des Harkis, le départ des Français dans la violence, lui qui espérait jusqu’à la fin une solution pacifiste, une reconnaissance de tous les droits des Musulmans d’Algérie, l’indépendance du pays avec tous ses habitants devenus des citoyens égaux en droits quelles que soient leurs origines… Il n’aurait pu que souffrir et il avait déjà assez souffert de la guerre qui lui avait enlevé son père en 1914…

Je reconnais que j’aime beaucoup Camus, surtout son théâtre qui me touche énormément. Ici, j’ai eu le sentiment, non pas de le découvrir, mais de vivre à ses côtés durant quelques belles heures. Des heures de lectures pour une bédé ? Oui, car il ne s’agit pas d’une simple bande dessinée mais d’un ouvrage hybride qui nécessite une lecture attentive et qui donnera à certains l’envie d’ouvrir en parallèle un ou deux ouvrages du grand Albert…

Que dire de plus ? Nous avons là, avec L’Etranger adapté par Ferrandez, deux ouvrages qui vont ouvrir l’univers de Camus à des lecteurs qui n’en étaient pas adeptes mais qui ne remplacent en aucun cas la lecture des textes eux-mêmes. Je crois que tout le monde doit comprendre que la littérature a besoin de ces chemins dessinés pour aussi permettre l’immersion dans une terre, dans une vie, dans une œuvre…

Quant aux grands amateurs de Camus, ne jouez pas les intellectuels désincarnés, rappelez-vous que nous avions là un auteur pétri des odeurs, de la chaleur, des goûts de sa terre. Or, la bande dessinée, avec ce dessin subtil et charnel de Laurent Gnoni, homme du sud lui-aussi, va vous donner l’occasion unique de toucher, de sentir, d’entendre, de goûter… Ne vous en privez surtout pas !!! Elle donne un éclairage supplémentaire unique en son genre…

Et pourquoi « Entre justice et mère » ? Oui, les lecteurs non-initiés à Camus découvriront ici un des derniers mots de l’auteur qui fit débat à l’époque et qui révolta une l’intelligentsia contre lui… Il était en conférence de presse après la remise du prix Nobel, on lui parlait de la guerre d’Algérie, de son non engagement aux côtés du FLN, lui qui souhaitait la justice dans son pays, et un jeune homme le prend à parti… Il répond avec fougue :

« … J’ai toujours condamné la terreur... Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice… mais je défendrai ma mère avant la justice… »

Tout Camus est là ! Il est à la fois dans la grandeur, dans l’honnêteté et dans l’humanité profonde quitte à ne pas être compris… Cet épisode sera le dernier abordé et illustré par le témoignage du jeune en question, mais recueilli en 2008, et on verra que ce jeune Kabyle a compris certains messages de Camus… Comme une réconciliation post mortem…

Comment ? Vous n’avez pas encore acheté ce livre ? Ah, vous y alliez, alors bonne lecture !!! Vous ne devriez pas regretter…