Le silence de Lounès
de Baru (Scénario), Pierre Place (Dessin)

critiqué par Shelton, le 22 novembre 2013
(Chalon-sur-Saône - 68 ans)


La note:  étoiles
Encore une bande dessinée mature à dècouvrir pour le plaisir !!!
Lorsque vous terminerez la lecture de cette bande dessinée vous allez être assaillis de questions existentielles ou presque. En effet, sa force principale est de proposer une histoire, racontée avec le mode spécifique de la bande dessinée, qui s’adresse à tous les publics, à tous les âges, ou presque, et à toutes les cultures et traditions. Oui, les auteurs ont écrit un récit d’une force humaine incroyable qui va en secouer, en surprendre, en pétrifier plus d’un…

Il y a, d’abord, l’amitié qui unit deux hommes, Giani et Nourédine. Le premier est l’enfant d’un couple d’immigrés italiens et on se dit que cela nous rappelle d’autres histoires de Baru, lui le Lorrain qui n’a jamais renié ses origines italiennes. Nourédine est d’une famille Kabyle qui est arrivée en France après la Guerre d’Algérie. Ils habitent tous les deux à Saint-Nazaire, ville des chantiers de construction navale, là où il y avait du boulot pour tous, du moins il y a quelques années… L’amitié entre les deux hommes est forte, belle, solide. Elle est basée sur la confiance et on ne peut que l’admirer…

Il y a, aussi, l’engagement dans cette bande dessinée. Oui, je sais bien que c’est une valeur qui semble péricliter de nos jours, mais il est bon de voir que des hommes sont capables de s’engager à fond pour des causes qu’ils considèrent comme supérieures : la paix, la justice, l’équité sociale, la défense des travailleurs, l’amélioration de la société… Ce qui est aussi mis en valeur c’est la simplicité et la modestie de ceux qui s’engagent. Après tout, prendre parti ce n’est pas construire un discours de propagande sur soi et en parler à tout le monde… Mais le silence du héros peut parfois lui nuire car quand il y a silence la nature a tendance à combler le vide par légendes et mensonges…

Il y a les liens de la famille. Pour certains, ils sont sacrés, c’est sûr. Mais le temps, les évènements, les doutes, les certitudes, les croyances, les manipulations extérieures… peuvent perturber cette solidité apparente, déstabiliser les familles les plus solides et ils sont courageux et forts ceux qui bravent toutes ces perturbations pour sauver la Famille ! Parfois, ils échouent mais ils sortent grandis car ils ont tout fait, humainement parlant, pour garantir l’avenir…

Cette bande dessinée est celle de la conscience et de l’humanité. Chacun d’entre nous doit être certain que c’est lui qui possède les clefs de son futur et tous les combats individuels permettent au monde de grandir et d’être meilleur demain, du moins c’est ce que l’on voudrait croire. La mort, le sacrifice, l’engagement de certains ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur l’avenir, le futur de cette planète et de son humanité… C’est du moins ce que je me suis dit en refermant cette magnifique et dramatique histoire…

On va donc parler dans ce récit de différences, de guerre, d’engagement, de vie familiale, de travail, de lutte syndicale, d’enfants, de culture, de religion, de la France mais d’ailleurs aussi… Bref, la vie entière est conviée là !

Merci à ces deux auteurs – le grand confirmé et respecté, le jeune plein de promesses – d’avoir osé un tel travail, d’avoir réalisé une telle bande dessinée. Avec ce récit, les plus dubitatifs vont comprendre que la bédé est devenue un art majeur, mature et humain au sens plein du terme ! Bravo et encore mille fois merci !!!
Un silence tellement douloureux 8 étoiles

Une fois n’est pas coutume, Baru s’est centré sur le scénario, confiant ses pinceaux à un quasi-inconnu, Pierre Place, qui se montre largement à la hauteur de la tâche. Dans un style pas si éloigné, ce dernier dévoile un trait nerveux et affirmatif, avec un vrai talent pour exposer avec subtilité les sentiments des personnages, le tout adouci par une aquarelle sobre.

Avec Baru au scénario, il fallait bien s’attendre à une œuvre coup de poing. Et comme à son habitude, celui-ci n’en oublie pas la dimension sociale, en situant l’action de départ dans le milieu des dockers de Saint-Nazaire. On le sait, le Lorrain a choisi son camp. Normal pour un type qui vient d’une ancienne région minière touchée de plein fouet par la crise, me direz-vous. Le récit lui donne ainsi l’occasion de montrer des scènes d’affrontements entre ceux qui ont tout et ceux qui n’ont (presque plus) rien, traduction de la guerre du patronat contre les ouvriers (par le biais du plan social sur le chantier naval), des puissants contre les faibles, ces « invisibles » oubliés par les médias. C’est dans un tel contexte que le jeune Nouredine va trouver matière à alimenter sa colère, résultant du silence de son père Lounès, à qui il reproche d’avoir déserté lâchement son Algérie natale juste avant l’indépendance.

La narration bien construite bénéficie d’un bon rythme et les personnages sont très bien campés, à tel point qu’on ne doute pas un instant qu’ils existent ou aient réellement existé. Certains passages sont réellement touchants, en particulier vers la fin. Si âpre soit-elle, c’est une belle leçon de vie qui nous est ici offerte. D’abord, cette histoire d’amitié entre Gianni le blond italien et Nouredine le kabyle aux yeux bleus, qui ont vécu comme des frères face au racisme anti-arabe très virulent à l’époque. Ensuite, ce constat selon lequel certains silences peuvent être parfois terriblement destructeurs quand ils sont motivés par la honte ou l’orgueil. Comme un contre-exemple à ne jamais suivre, comme un encouragement à le briser quand il fait si mal.

Blue Boy - Saint-Denis - - ans - 20 août 2014