Enfin le silence de Karl-Heinz Ott

Enfin le silence de Karl-Heinz Ott
(Endlich Stille)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Paofaia, le 15 janvier 2014 (Moorea, Inscrite le 14 mai 2010, - ans)
La note : 8 étoiles
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Le non

Enfin, le silence. Au dessus de moi, rien que des busards. En descendant la pente, bruits d’éboulis. Comme si les pierres voulaient le suivre.

Un bon début..
Soit un spécialiste de Spinoza, hanté par une phrase: « omnis determinatio est negatio », ce qui signifie que tout ce que nous désirons ou comprenons dépend d’un monde d’exclusions et de rejets, que cela nous plaise ou non, qu’on préfère dire « oui » plutôt que « non », que cela se fasse à grand bruit ou en silence, avec aplomb ou en cachette, intentionnellement ou non..

Un homme qui ne sait pas dire un mot très simple, "non".

Ce soir-là, il s’étendit en long et en large sur les raisons pour lesquelles cela ne pouvait plus durer, non, plus continuer ainsi, et je suppose que cette négation répétée me frappa plus qu’à l’ordinaire, parce que le matin avant le départ, j’avais acheté à Amsterdam un livre intitulé "Seize manières de dire non", bien que je comprenne à peine le hollandais, et ces quelques bribes probablement de travers. Dans la mesure où je saisis le sens de la quatrième de couverture, ce guide traduit du japonais s’adresse surtout aux responsables économiques et aux diplomates, mais aussi à tous ceux qui veulent évoluer plus courtoisement dans la vie en faisant disparaître » non » de leurs propos et de leur pensée. Une marionnettiste , qui avait été invitée à faire une tournée au Japon, m’a raconté un jour que son spectacle intitulé "Nulle part ce n’est tout à fait différent" avait été annoncé comme "Partout c’est la même chose", et que, lorsqu’elle avait protesté contre ce contre-sens et réclamé une traduction exacte, on lui avait confirmé de toutes parts qu’il fallait en japonais une périphrase compliquée pour rendre une telle négation, d’autant que, mine de rien, il s’agissait d’une double négation, et que, de toute façon, comme l’avait proposé un directeur de théâtre local, le mieux était de promouvoir le spectacle sous le titre "Partout, c’est le pays de cocagne". Je me souvenais de cela ce soir-là et je m’interrogeais sur la possibilité de signifier « non » sans le dire et de tourner suffisamment autour du mot pour que ce à quoi on veut en venir finisse par devenir clair.

Ce passage du début pour donner une idée du style, et du personnage ..

Soit un soi-disant musicien rencontré par hasard et qui va peu à peu envahir son espace vital. Qui s’accroche, telle une sangsue à cet homme donc, qui ne veut ni ne peut dire non clairement, mais cherche constamment, il faut le lui reconnaître , d'autres échappatoires. Mais rien ne marche, et cet homme est envahi peu à peu par une impression de fatalité. Le lecteur aussi.

Cela donne un roman très intelligemment écrit sur le libre arbitre. Enfin, c’est-ce que j’y ai vu . Comment ce pauvre narrateur, éternel dominé, peut-il - et va-t-il- trouver la possibilité de se libérer d’un tel poids, d’une telle possession?

Toujours grâce à son maître à penser:

Cette liberté, soulignait-il sans relâche, consiste dans l'aptitude à étudier d'un regard froid nos désirs et nos peurs, nos fantasmes et nos images intérieures, pour éprouver que nous n'en sommes pas maîtres, que ce sont eux, au contraire qui nous meuvent et qui nous troublent, seule la perception impassible de ce grouillement de la pensée et de l'âme garantissant la possibilité d'un commerce avec ces émotions qui se manifestent en nous, au lieu de quoi nous serions seulement à leur merci. Quant à la croyance qu'à cause de cela nous serions maîtres de nous-mêmes, Spinoza en sourit comme d'un doux rêve.

Et toujours Spinoza:


Celui qui verrait clairement qu’il pourrait jouir d’une vie, autrement dit d’une essence, plus parfaite et meilleure en perpétrant des crimes qu’en suivant la vertu, serait stupide s’il ne les commettait pas.

CQFD. On le sait depuis le début, ce n'est pas un secret!

Mais est-ce si simple..

Mais le moins facile pour moi, ce serait de me remplacer par quelque qu’un qui ne connaîtrait ni Marie, ni Grandstetter, ni Hiroshi, qui n’aurait pas, depuis des années, tourné et retourné chaque phrase de Spinoza , ne l’aurait pas éclairé avec ses étudiants sous tous ses aspects, qui, dès la première lecture, n’aurait pas ressenti cette pensée de l’ici-bas, autant dépourvue d’espoir que de crainte, comme libératrice parce qu’elle ouvre un horizon qui n’en cache pas d’autre et qu’elle rend la question du sens superflu puisque la vie, et rien d’autre, est elle-même le sens.

Voilà un livre qui soulève constamment des questions et qui ne les résout qu'en apparence. C'est à dire pas du tout.
Dans lequel les deux personnages sont réversibles , à tel point qu'on se demande, finalement, si ils ne font pas qu’un… à chacun sa propre interprétation, et c'est sans doute ce qui fait que c'est un roman brillant.

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