En finir avec Eddy Bellegueule
de Édouard Louis

critiqué par Gregory mion, le 25 janvier 2014
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Une sublime naissance.
Ce roman extraordinaire raconte une longue agonie : comment Eddy Bellegueule se mourait. Le glas a sonné une quinzaine d’années dans un village de Picardie. La scène a pour cadre plus précis une petite maison de traviole, pleine de promiscuité et de bruits insignifiants, cernée par une campagne presque infranchissable, comme une nature oppressante qui empêche les esprits de se construire une civilisation. Dans cette maison vit la famille Bellegueule, une famille typique de la déshérence française, modulée par des réflexes rétrogrades et par un fort sentiment de fatalité. Du reste, le collège du coin possède la même architecture que l’usine. On entre dans le bâtiment scolaire pour se préparer à rentrer dans la bâtisse industrielle, persuadé qu’il existe une polarité formelle entre les deux endroits, une attirance qui finit par ordonner sa propre logique (p. 34). Puisque l’usine est le cœur professionnel du village, il est indispensable d’en nourrir les rouages. Nul n’échappera à la machine. Tous les garçons y entreront parce que c’est ainsi que les choses doivent se passer. L’usine fait partie de l’éducation culturelle des hommes. Parce que l’école est vécue comme une transition négligeable, l’usine constitue le seul lieu de construction artificielle de soi, symbolique du moment où la bête de somme de la campagne va s’ériger en homme responsable. L'usine est moins un horizon d’attente qu’un horizon de certitude. Il n’existe a priori aucune porte de sortie. Le dénouement est aussi certain que la résolution d’une tragédie.
C’est à l’intérieur de ce milieu social visqueux que le jeune Eddy Bellegueule éprouve ses particularités. Il est mis à distance de sa famille par un ensemble de comportements qui ne dépend pas de lui. Il ne parvient pas à participer de cette société virilisée à outrance. Sa maigreur contraste avec la robustesse des autres corps, mais plutôt que de l’effacer, elle le désigne comme cet autre inassimilable par le langage. Le roman commence d’ailleurs par un crachat, emblème, s’il en est, d’un langage réduit à sa plus haute infirmité. On crache sur Bellegueule parce qu’il est impossible d’en formuler l’identité autrement que dans l’outrage. On le perçoit comme celui qui a choisi de s’exclure des postures idiomatiques de la région : sa démarche est branlante, ses mains sont frénétiques lorsqu’il s’exprime, sa voix évoque des glapissements féminins. Ce sont des critères suffisants pour le bannir de la masculinité. Le petit Bellegueule est déterminé à recevoir des coups puisque sa conformation féminine l’empêche d’en donner à armes égales (p. 183). Il essaiera en vain de se rapprocher des pôles de la virilité. Mais il aura beau prendre une vingtaine de kilos de graisse en s’empiffrant de saloperies, cette stratégie ne lui accordera que des sursis très passagers, comme toutes celles qui s’ensuivront. S’il est virtuellement raisonnable de tuer le féminin en soi afin de se prescrire une meilleure vie publique, on ne peut en revanche mentir sur le long terme, et on le peut d’autant moins que la pression sociale est constante.
L’étroite superficie du village semble favoriser une mentalité hermétique. Les codes paraissent sécularisés, gravés dans le marbre inflexible des cerveaux aliénés, formés pour résister au moindre risque de changement (p. 49). La virilisation sociale s’est même agrégée aux comportements féminins – la mère d’Eddy revendique sa force et elle n’hésite pas à le prouver en affirmant qu’elle a des « couilles » (p. 30). En dépit d’un puissant contexte patriarcal, les genres sont à ce point confondus que le féminin ne possède quasiment plus aucun signe distinctif (les femmes sont épaisses, elles parlent mal, elles se battent, etc.). Cet amalgame générique produit inévitablement son régime normatif régionalisé. Par exemple, la violence n’est pas un terme du langage courant ; elle est dissolue dans la nature des habitants comme un trait de caractère transitif (p. 40). Tout est soumis à une attitude agressive : les voix ne sont jamais reposées, les échanges verbaux sont insultants, les bagarres ont valeur de paradigme. On se situe pour ainsi dire à la dernière extrémité d’un infra-monde, en bordure du règne animal tant l’ensauvagement est omniprésent. Les instincts naturels sont si écrasants qu’ils disqualifient d’emblée l’espoir d’un processus culturel alternatif. Tout compte fait, cette population se vit dans une dialectique de la fermeture et du repli parce qu’elle est incapable, faute de posséder les outils adéquats, de réfléchir aux discours et aux pratiques qui président à la multiplication de ces endroits déclassés (p. 75). On devine ainsi que la problématique du déclassement est tout entière localisée dans la question du langage. En filigrane, on retrouve une interrogation typiquement foucaldienne : en quoi les discours ont-ils un effet concret sur la territorialisation des corps ? Pourquoi certains vivent-ils dans ces villages besogneux et pourquoi d’autres habitent-ils des villes structurellement bourgeoises ? Pourquoi les langages urbains sont apparemment extensifs alors que les langages ruraux sont présumés restrictifs ?

Si nous remettons en perspective ces éléments, on peut reformuler le problème de la sorte : comment se vivre différent dans une société qui ne sait pas dire son autre ? Ce problème, bien entendu, n’est pas uniquement imputable à certains endroits ciblés, mais il correspond exactement au malaise rencontré par le jeune Eddy Bellegueule vis-à-vis de sa communauté. L’enfant, puis l’adolescent, découvre peu à peu la certitude de son homosexualité, ce qui réduit considérablement sa politique stratégique et ses marges de manœuvre (pp. 145-194). Les vérités du corps l’emportent sur les volontés de plus en plus compromises de jouer à faire le dur. Être un dur n’est plus un projet tenable. C’est même devenu un centre existentiel traumatisant (p. 164). Le traumatisme est si profond que le jeune garçon identifie l’homosexualité à une maladie curable (p. 172). Il devra replonger dans une expérience sexuelle négatrice pour s’affranchir de ce diagnostic. En outre, la représentation pathogène de l’homosexualité est une constante culturelle qui a toujours été entretenue dans l’entourage d’Eddy. Être homme, c’est être fort et reproducteur. Or ce parcours de virilité doit commencer dès le plus jeune âge, au moment où l’enfant est associé à une activité sportive standardisée (le football), au moment aussi où il est intronisé dans quelques fêtes de saison au village (découverte de l’alcoolisme uniformisant), sans évoquer le mépris de l’école et de tout ce qui pourrait s’apparenter à des « manières » ou à des « airs » (pp. 27-33). Cet alignement ontologique est singulièrement exclusif : on ne peut pas appartenir au village si l’on aspire à parler comme les gens de la ville. En pareille situation, la bourgeoisie est moins une relation à l’argent qu’une relation au langage et à une certaine manière d’apparaître, voire de se phénoménaliser.
Pourtant cette schématisation n’est pas sans paradoxe. Bien que les gens du village se sentent horripilés par des manières qui ne sont pas les leurs, ils finissent malgré tout par s’y soumettre à travers le prisme de la télévision. Cette dernière est absolument omnipotente dans le foyer des Bellegueule. Il y a quatre postes de télévision dans leur logement étriqué. Eddy n’a nulle part où se réfugier : la salle commune est constamment emplie de ce bruit parasite, et la nuit, dans la chambre, l’un de ses frères regarde jusque très tard la télévision. Tout ce qui sort de la télévision est perçu comme une vérité dernière. La famille Bellegueule est obligée de communiquer avec ce perpétuel bruit de fond, ce qui aggrave la violence symbolique des rapports ainsi que la nécessité d’élever la voix. Mais la télévision exacerbe aussi la transmission des lieux communs. Elle implante des mythologies dans des esprits qui n’ont aucun matériel critique à opposer à ces discours officiels. De ce point de vue, le mythe du pédophile de la France septentrionale est une construction médiatique, et si cela nous paraît fantaisiste, il n’en va pas du tout de cette façon pour les parents Bellegueule (p. 50).
De plus, la télévision, au sens étymologique du terme, se définit comme une vision à distance. Regarder la télévision, c’est être paradoxalement occupé par une image qui nous exclut physiquement de son système narratif. Le malaise devient tangible lorsque les téléspectateurs se croient impliqués dans le déroulement de ce qu’ils regardent. Ils se vivent « dans le monde » lors même qu’ils en sont exclus de facto. Dans la mesure où ils ne peuvent pas tester les hypothèses qu’on leur présente, ils engrangent des quantités d’informations partielles et non recoupées, aboutissant à une axiomatique des plus dévastatrices. C’est ainsi qu’on en arrive à la formation d’opinions absurdes (pour reprendre quelques-unes des opinions de la famille Bellegueule, notons que les Arabes et les Noirs sont assimilés à des menaces, et que les profs sont une incarnation de la grande bourgeoisie). Et ce tableau atteint des couleurs préoccupantes lorsque ces discours médiatiques se répètent quotidiennement, surtout lorsque les enfants sont formés à cette rhétorique entre six et huit heures par jour (pp. 102-3). Quand la télévision et ses émissions se sont transformées en pratiques religieuses (p. 116), les perspectives d’ouverture sont inenvisageables puisque le poste de télé fonctionne comme le seul champ de vision existant, comme l’unique vérité qui puisse être implémentée. C’est tout à fait pervers pour la raison que nous évoquions : la télévision n’est qu’une mise à l’écart du monde, elle repose sur un trompe-l’œil perpétuel qui se change forcément en trompe-l’esprit.
Étranger à ces dispositifs, Eddy Bellegueule se résout à considérer la fuite comme étant la solution la plus appropriée à ses douleurs (p. 197). S’il veut devenir ce qu’il est, ce n’est pas dans son village qu’il réussira à le faire. Ce constat n’est ni pessimiste ni vindicatif ; c’est un constat concret et riche d’enseignements. Cela signifie que les classes sociales continuent d’être assez imperméables dans notre pays et que le passage d’une classe inférieure à une classe supérieure, loin d’être une évidence et un parcours prétendument accessible, dépend encore d’un facteur de chance et de prise de risque qui n’a pas grand-chose en commun avec la sacro-sainte notion de mérite. La mort d’Eddy Bellegueule et la naissance d’Édouard Louis n’ont pas coïncidé tout de suite. L’auteur est d’ailleurs conscient du fil ténu auquel il était suspendu avant de certifier sa libération (pp. 201-211). Il est passé par une « porte étroite » qui montre parfaitement que ces parcours d’émancipation ne sont pas fréquents et qu’ils dépendent encore trop du hasard. Raison pour laquelle Édouard Louis s’est spécialisé en sociologie, et raison pour laquelle, encore, il n’en a pas fini avec Bourdieu.
Récit Bouleversant 8 étoiles

Edouard Louis nous livre un récit bouleversant de son parcours personnel.
Se découvrant homosexuel, comme tout adolescent différent, il vit difficilement cette période du collège. De plus, la misère, la maltraitance, l’illettrisme assombrissent cet enfance difficile. Quel chemin a parcouru Eddy Bellegueule pour devenir cet écrivain Edouard Louis.

Ichampas - Saint-Gille - 60 ans - 24 septembre 2021


Témoigner de la misère 5 étoiles

Je partage l'avis de certains lecteurs, ici.
Certains passages du livre sont trash, bruts et sans appel. D'un point de vue sociologique, l'histoire est intéressante.
Mais la vie est également trash et dure, la vie de l'auteur en l’occurrence.
Pour autant, je ne dirais pas que c'est LE livre qu'il faut lire absolument, sauf pour comprendre à quel degré de misère certaines familles vivent : misère financière, mais surtout misère intellectuelle....

Didoumelie - - 52 ans - 13 mai 2019


Chapeau bas, Edouard Louis ! 9 étoiles

« Un roman de genre autobiographique «.
Un tout jeune homme, Eddy (diminutif d’Edouard) Bellegueule, habite dans un village de Picardie ( France) . Il est un des cinq enfants d’une famille qui fait partie de ce qu’on appelle « le quart-monde » ou tout comme ; le père Jacky, la mère Brigitte, ses frères Vincent et Rudy , ses sœurs Vanessa et une autre dont le prénom, sauf erreur, n’est pas cité.
Eddy est un peu « spécial », un peu androgyne, un peu homo, quoi. Il n’aime pas le foot, ni se saouler avec ses copains, il n’a aucune petite amie. Il bien essayé avec Laura et Sabrina mais ça na pas collé . Au collège, dans le village, on le traite de pédé, pédale, lopette etc… Son père, sa mère désespèrent de lui … Heureusement, il y a les cours de théâtre qui lui permettront de se révéler.

Un sacré chouette bouquin dans le genre.
Chapeau bas, monsieur Edouard Louis (né en 1992) !

Extraits :

- Tout se passe comme si, dans le village, les femmes faisaient des enfants pour devenir des femmes, sinon elles n’en sont pas vraiment. Elles sont considérées comme des lesbiennes, des frigides. Les autres femmes s’interrogent à la sortie de l’école. L’autre, elle a toujours pas fait de gosse, à son âge, c’est qu’elle n’est pas normale. Ca doit être une gouinasse. Ou une frigide, une mal-baisée.
Plus tard je comprendrai que, ailleurs, une femme accomplie est une femme qui s’occupe d’elle, d’elle-même, de sa carrière, qui ne fait pas d’enfants trop vite, trop jeune. Elle a même parfois le droit d’être lesbienne le temps de l’adolescence, pas trop longtemps mais quelques semaines, quelques jours, simplement pour s’amuser.

- Elle me racontait qu’elle avait eu une subite envie d’aller aux toilettes. Je pensais que j’étais constipée, ça me faisait mal au ventre comme quand je suis constipée. J’ai couru jusque dans les chiottes, et c’est là que j’ai entendu le bruit, le plouf. Quand j’ai regardé, j’ai vu le gosse, alors je savais pas quoi faire, j’ai eu peur, et, comme une conne, j’ai tiré la chasse d’eau, je ne savais pas quoi faire moi. Le gosse, il voulait pas partir donc j’ai pris la brosse à chiotte pour le faire dégager en même temps que je tirais la chasse d’eau. Après j’ai appelé le médecin, il m’a dit d’aller tout de suite à l’hôpital, il m’a dit que peut-être c’était grave.

- Profite bien de la vie parce que dans pas longtemps on est tous mort.

Catinus - Liège - 73 ans - 12 janvier 2016


Stupéfiant. 10 étoiles

Rien à rajouter à la critique principale qui est d'une qualité remarquable.
Ce livre m'a profondément secoué. Son auteur, Edouard Louis, l'a publié à l'âge de vingt et un ans : c'est franchement étonnant... une très belle surprise.
Le sujet est délicat (l'homosexualité), le décor (le quart-monde dans la région du nord de la France) est encore plus sensible. Il a fallu des trésors de virtuosité pour ne pas sombrer dans les clichés faciles.
Un véritable exploit.

Monocle - tournai - 64 ans - 29 août 2015


Très bon titre ! 3 étoiles

Oui, moi aussi j’ai eu hâte d’en finir avec Eddy Bellegueule. Assez rapidement en fait. Je m’y suis vite senti mal à l’aise. Surtout pour un ouvrage qui se dit autobiographique.
C’est vrai nous en sommes à l’ère de la téléréalité. Faut-il pour autant en adopter les codes, de médiocrité de l’intention, d’absence de pudeur et de recul ? C’est vraiment l’impression que cela m’a fait. Une espèce de « guerre des boutons » mode téléréalité. Avec les excès … de réalité, l’absence de souffle, le récit plat, morne plaine …
Curieusement, trouvai-je, cet ouvrage (on n’ose dire roman ou autobiographie ? Dans l’interview donnée à la fin du mp3 par lequel j’ai « écouté » le roman, Edouard Louis revendique pleinement, totalement l’autobiographie ? Bon sang, bonjour les dégâts autour de lui ! Bonjour certaines incohérences aussi.), cet ouvrage donc a reçu un accueil dithyrambique ? J’avoue en rester coi. Car si la qualité d’écriture me parait indéniable, et pour un tout jeune homme qui plus est, la qualité d’écriture n’excuse pas la platitude recherchée de la relation de l’histoire. Ecrire n’est pas une fin en soi. Quelquefois on semble l’oublier. De la même manière que savoir tirer imparablement des penalties mais avoir oublié d’apprendre à courir ne dispose pas réellement à faire une carrière au football (encore que Maradona, sur la fin … !) …
Et tout aussi bizarrement, dans la même interview, de vingt minutes quand même, Edouard Louis revendique l’apparentement à Thomas Bernhard ?? Abîme de perplexité en ce qui me concerne. En quoi « En finir avec Eddy Bellegueule » a-t-il un rapport avec la prose torturée, irritante mais à laquelle on revient quand même de Thomas Bernhard ? Vois pas.
Dans la même interview, l’auteur annonce qu’il travaille à l’écriture d’un nouvel ouvrage, traitant toujours de la violence, d’une forme de violence. Je le lirai, pour sûr. Il a du potentiel mais je suis curieux de voir comment il va évoluer.
De quoi s’agit-il ? Un jeune garçon (Edouard Louis himself, revendiqué), issue d’une famille pauvre – sous tous points de vue, genre famille « Groseille » dans « La vie n’est pas un long fleuve tranquille » si vous voyez ce que je veux dire – est en butte à l’ostracisme général. Il est « différent ». Comprenez par là qu’il est un peu efféminé et un peu trop intellectuel pour la Picardie profonde qu’Edouard Louis tient absolument à faire passer pour « Plouc – land ». Ostracisme et même davantage puisqu’il va nous relater tout ce qu’il peut subir avant de trouver une échappatoire en partant niveau lycée à l’internat.
C’est cru. Très premier degré. Rien qui permette de prendre un peu de hauteur. Eh, oh ! Du souffle svp ! La téléréalité, non merci !

Tistou - - 68 ans - 28 février 2015


vraie déception 3 étoiles

la caricature des gens du nord ressemble davantage à un règlement de comptes qu'à une réalité. Gay, de la même région, mais bien plus âgé (donc dans une société à l'époque bien moins tolérante), jamais je n'ai connu un tel niveau de haine. Outre la véracité du récit qui me semble plus que douteuse, l'écriture elle-même, souvent maladroite et simpliste, ne dénote d'aucune qualité dramaturgique et ce bouquin aurait mieux fait de figurer dans la collection des nanars de chez Belfond. J'avais très envie de le lire mais quelle déception.

SerialREADER - - 53 ans - 29 décembre 2014


Un avis mitigé... 6 étoiles

Un roman dont on parle beaucoup en ce début d'année dans le monde littéraire. Encensé par la majeure partie de la critique, j'aurais tout de même quelque retenue à être extrêmement élogieux.
Edouard Louis est un jeune écrivain né en octobre 1992; âgé de 21 ans, il est un brillant intellectuel spécialisé en sociologie (normalien de l'Ecole Normale Supérieure). Son parcours, puisque c'est de cela qu'il s'agit dans ce roman largement autobiographique, n'est pas banal. Edouard a grandi à Hallencourt, un village situé près d'Abbeville en Picardie. Il vient d'un milieu modeste, très "populaire" qu'il dépeint avec réalisme et explique son cheminement pour sortir de sa condition. Par ailleurs, il révèle sa difficulté à vivre son homosexualité.
Edouard Louis ne s'est pas toujours appelé ainsi, on le prénomme "Eddy". Pourquoi Eddy? " ...mon père avait décidé de m'appeler Eddy à cause des séries américaines qu'il regardait à la télévision [...] Avec le nom qu'il me transmettait, j'allais donc me nommer Eddy Bellegueule. Un nom de dur." Son père en était un aussi, un dur, un véritable homme, comme auparavant l'était son propre père, buveur impénitent et par ailleurs violent: l'image du mâle dominant en campagne.
Très vite, Eddy brise le rêve de son père: avoir un fils, un vrai, un qui joue au foot et qui plus tard boit des bières et se tape des nanas. Non, Eddy, lui, pose problème: " pourquoi Eddy il se comporte comme une gonzesse?. Eddy a des manières et se trouve beau lorsqu'il essaie les vêtements de sa soeur. "...Mes goûts aussi, toujours automatiquement tournés vers des goûts féminins sans que je sache pourquoi. J'aimais le théâtre, les chanteuses de variétés, les poupées...". C'est ainsi, et cela a bien du mal à être compris et accepté. Notamment au collège où Eddy se fait molester fréquemment et est la risée de tout le monde. Eddy accepte sa douleur et la considération qu'on a de lui. "Bellegueule est un pédé puisqu'il reçoit des coups (ou l'inverse)."
Au village, c'est pareil. Etre un jeune homosexuel passe mal. Le livre d'Edouard Louis est édifiant dans la description de son milieu. Le rôle de la femme par exemple..." ...dans le village, les femmes faisaient des enfants pu devenir des femmes, sinon elles n'en sont pas vraiment. Elles sont considérées comme des lesbiennes, des frigides."
L'auteur décrit sa soeur, au caractère très dur pour pouvoir exister, sa mère, qui est tombée enceinte à 17 ans et qui a arrêté son CAP cuisine. Une vie toute tracée. La vie au village pour les femmes, c'est comme ça".. la plupart du temps elles gardent les enfants -je m'occupe des gosses- et les hommes travaillent ils bossent à l'usine [...] l'usine de laiton dans laquelle mon père avait travaillé et qui régissait toute la vie du village".
Dans ce milieu, un objet est omniprésent: la télévision. " ...Nous en avions 4 dans une maison de petite taille, une par chambre et une dans l'unique pièce commune, et l'apprécier ou ne pas l'apprécier n'était pas une question que l'on se posait."
Les hommes, comme je le disais plus haut, sont des mâles. Eddy parle largement de son père dans son chapitre "la bonne éducation". Un père alcoolique qui, à force de s'user à l'usine s'est détruit le dos et passe désormais son temps à boire des pastis devant la télévision. " il ne fallait pas, jamais, le déranger devant sa télévision. C'était la règle..." ou encore " A table, mon père parlait de temps en temps, il était le seul à en avoir le droit." Une famille où l'on ne se dit plus bonjour ou bon anniversaire, un père qui ne comprend pas son fils, qui se moque de lui avec ses amis, terrible, terrible ambiance.
Un univers d'une véritable misère sociale. A ce titre le livre est absolument impressionnant. Tout ce qui est décrit dans cette première partie appelée "Picardie" et qui se déroule dans les années 2000 est d'une violence extrême. Eddy tente dans cet environnement détestable de trouver sa place malgré les railleries incessants du fait de ses manières, du fait de son homosexualité: une terrible jeunesse.
La deuxième partie du livre "L'échec et la fuite", c'est sans doute la partie la plus difficile à lire dans ce livre. Il y a tout d'abord ce chapitre appelé "Le hangar" qui raconte l'éveil amoureux d'Eddy et les relations entre jeunes garçons du village. Les descriptions sont... saisissantes.
Puis, pour tenter de lutter contre son homosexualité dans une période de la vie où l'on peut douter de tout, doute exacerbé par l'environnement sociétal, l'échec, c'est l'échec d'être "normal": Eddy tente de s'inventer une vie d'hétérosexuel et c'est le dégoût de soi-même qui s'ensuit lorsqu'il est avec une fille et qu'il est obligé de passer par un scénario horrible mettant en scène des hommes. Ces passages m'ont un peu dérangés... je l'avoue. Question d'âge?
Le dernier chapitre s'intitule "La porte étroite" et raconte le départ d'Eddy pour Amiens. Changer de vie, s'échapper de ce milieu. Et c'est grâce au théâtre qu'Eddy pourra intégrer le lycée et l'internat.
La suite pour ce qu'on en sait est une belle réussite.

Mon avis sur le livre est assez mitigé. Si j'ai apprécié toute la première partie et la description de ce milieu qu'on ignore, qu'on ose à peine croire réel, la peinture de ce "Germinal" des temps modernes et, par ailleurs, la complexité pour quelqu'un de devenir ce que l'on est (!) et assumer donc sa différence... j'ai trouvé un peu trop "trash" certains passages de la fin du livre. C'est un peu... dur à lire, presque insupportable..
Mais finalement... n'est-ce pas la vie d'Eddy qui était surtout insupportable?

On peut en savoir plus sur Edouard Louis alias Eddy Bellegueule sur son site:
http://edouardlouis.com/

Laugo2 - Paris - 58 ans - 11 novembre 2014


Et bien oui, ça existe encore 8 étoiles

L’auteur aborde dans un roman autobiographique le statut des gens « qui sont pas comme les autres » dans le quart-monde dont l’auteur est issu, et bien sûr en particulier le phénomène de l’homophobie.

Ce roman m’a bien sûr aussi fait penser à celui de Dimitri Verhulst, « La merditude des choses », où comment un jeune érudit parvient à s’extirper de son milieu social, grâce à son intelligence et sa hargne, mais ici on rigole beaucoup moins, voire on est parfois dans le sordide pur.

Contrairement à d’autres critiques, je n’ai pas trouvé que l’auteur dénigrait sa famille et d’une certaine manière la dépeignait en lui trouvant des qualités, en particulier une mère courage et un père alcoolique s’interdisant de frapper sa femme et ses enfants. Leur méchanceté est davantage mise sur le compte de leur manque criant d’éducation ou leur incapacité à communiquer.

Certes, ce roman n’est pas parfait, mais il deviendra peut-être un classique qu’on fera lire dans les écoles pour faire comprendre aux adolescents appartenant à la classe moyenne que la misère n’est parfois qu’à deux pas de chez eux. Le style est correct, même si les petites phrases en italiques de certains personnages dans leur français approximatif ne sont pas ma tasse de thé.

Le découpage des chapitres permet certes d’aérer la lecture, mais cela donne l’impression que ce livre a été écrit par phases et qu’on a tout recollé à la fin.

Une autre question est sans doute de s’interroger si ce roman n’a pas été écrit trop tôt. La grande maturité de l’auteur n’est pas mise en cause, mais avec un peu plus de recul, il aurait pu faire mieux.

Sans conteste un des romans de l’année 2014.

Pacmann - Tamise - 59 ans - 3 septembre 2014


Ici et maintenant 9 étoiles

La seule information que j'avais en empruntant ce livre, était que sa lecture avait été un choc pour une amie. Et j'ai rapidement compris pourquoi tant la violence des toutes premières pages était difficile à lire, voire angoissante me donnant envie d'arrêter là.

J'ai malgré tout poursuivi en m'imaginant un décor façon "Guerre des boutons", c'est-à dire, une histoire d'une époque que j'aurais aimée voir révolue.
Alors, deuxième choc, quand à la page 21, je lis "Il y a mon père. En 1967, année de sa naissance, les femmes du village n'allaient pas à l'hôpital. Elles accouchaient chez elles".
Suis-je à côté de la réalité en pensant que dans les années 1970, il y avait des maternités dans pratiquement toutes les bourgades ? Et c'est donc une histoire d'aujourd'hui ?!

Une autobiographie marquante, une écriture maîtrisée, dans un univers dont on ne doute pas de la réalité, malheureusement pas réservée à la Picardie.
Avec malgré tout d'émouvants passages sur ses parents; même si on a du mal parfois à comprendre leur ignorance de la souffrance de leur fils;
"Moi, j'aime bien me marrer, je joue pas à la dame, je suis simple"; j'ignore ce qu'elle ressentait quand elle disait de telles choses. Je ne sais pas si elle mentait, si elle souffrait. Pourquoi sinon devait-elle le répéter si souvent, comme une justification ?"
Et ces paroles de son père après sa tentative de fugue:"Il a pleuré (le père) à son tour "Faut pas faire ça, tu sais nous on t'aime, faut pas essayer de se sauver."

Un livre coup de poing sur un constat qu'heureusement l'auteur n'a pas fait sien:
"L'impossibilité de le faire empêchait la possibilité de le vouloir, qui à son tour fermait tous les possibles."

Marvic - Normandie - 66 ans - 22 juin 2014


« De mon enfance je n’ai aucun souvenir heureux ». 9 étoiles

Le sous-titre « roman » mérite l’examen : c’est à la fois une histoire personnelle ( « Eddy » est le premier stade d’Edouard, même si le nom de famille ne correspond pas), et la fiction d’une enfance vécue dans la souffrance,

« De mon enfance je n’ai aucun souvenir heureux », incipit qui rappelle la phrase de Nizan «  J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie. »

S’y ajoute « la volonté de comprendre ». Le livre est donc l’occasion d’un retour sur un traumatisme, la naissance d’un impérieux besoin de fuir et de « renaître » ; tentative d’analyse d’un lieu, d’un milieu, et de rôles sociaux bien déterminés.

La « scène primitive » ouvre le récit. Violente et traumatisante, elle revient régulièrement dans le texte comme dans les couloirs du collège : la scène des « crachats » prend pour cible un enfant vulnérable, différent par ses manières, sa démarche, ses goûts, son timbre de voix etc. La souffrance est cachée, quoique intensément ressentie.

Les mots « maniéré, efféminé » résonnaient en permanence autour de moi dans la bouche des adultes : pas seulement au collège…ils étaient comme des lames de rasoir, qui, lorsque je les entendais, me déchiraient pendant des heures, des jours, que je ressassais, me répétais à moi-même…

Je feignais l’incompréhension, encore, restais silencieux -puis l’envie de hurler sans être capable de le faire, le cri, comme un corps étranger et brûlant bloqué dans mon œsophage.

Ces humiliations habituelles sont symptomatiques d’un milieu dont les maîtres mots sont la « virilité » affirmée violemment (« être un dur ») dans toutes les circonstances de la vie. C’est le prolétariat sauvage, ancré dans la misère, l’alcoolisme, et la brutalité, nourri de racisme et d’homophobie, dans un réquisitoire d‘autant plus féroce que dissimulé à l‘époque.

Les paroles mêmes des protagonistes, transcrites en italiques, révèlent les conceptions si reconnaissables d’un univers borné dont on voit explicitement les mensonges forcés, les haines basiques, les moeurs rudimentaires.

Pourtant, a posteriori, il s’agit d’ausculter les racines de la souffrance et du mal, ce que fait le narrateur / sociologue au cours de chapitres intitulés « vie des filles des mères et des grands-mères », « Résistance des hommes à la médecine » : il commente les héritages sociaux : « rien ne change jamais », les mentalités parfois contradictoires (haine envieuse des « bourges » ) . L’habitat, les rites, les jugements bêtes et sans appel sont étalés à vif sur la toile cirée.

Pour l’enfant, confiné dans un silence contraint, le regard et les paroles d’autrui ont établi une étiquette définitive, (« le pédé ») qui ressemble à un destin d‘exclusion.

La grande préoccupation est de s’en sortir, comme l’analysent des propos de salles des profs :

« le petit Bellegueule il a des capacités mais s’il continue comme ça à ne pas faire ses devoirs, à être absent aussi fréquemment, il ne s’en sortira pas »

Dans cette optique, des éléments habituellement jugés comme négatifs jouent un rôle salutaire, tels la haine du père, de la région et de ses habitants

« La détestation des lieux entraînait inexorablement, fatalement, la détestation de ceux qui s’y trouvent. »

Autre facteur clairement et courageusement exposé : «  Le fait d’aimer les garçons transformait l’ensemble de mon rapport au monde, me poussait à m’identifier à des valeurs qui n’étaient pas celles de ma famille »

« En finir avec Eddy Bellegueule » tient à la fois du règlement de comptes, de l’analyse sociologique, et du cruel roman des origines.

Rotko - Avrillé - 50 ans - 26 avril 2014


Décevant 5 étoiles

Je ne sais pas pourquoi ce livre déchaine autant d'enthousiasme !

Il est vrai qu'il est plutôt bien écrit, que l'histoire prend aux tripes et justement... le problème est là.

Je n'ai pu m'empêcher d'y voir là un règlement de comptes de l'auteur vis à vis de sa famille. Cette haine aurait pu être déchargée au cours d'une conversation avec les protagonistes visés et non pas étalée sur la place publique.

C'est tragique ce qui est arrivé à l'auteur. Je suppose qu'en parler fait office de thérapie. Mais le but d'une thérapie n'est-elle pas de rester confidentielle ?

Ce livre peut servir de révélateur à ceux qui vivent ou ont vécu la même chose et les aider à tourner la page pour se (re)construire. Je lui reconnais cette utilité. Le prendre comme une sorte de témoignage.

Mais comme ces émissions télévisées où l'on vient déballer sa haine ou son mal être en public, ce n'est vraiment pas ma tasse de thé.

Marsup - - 48 ans - 9 avril 2014


"Y'a pas qu'des Babaches en Picardie" ! 7 étoiles

Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'Edouard Louis n'a pas fait dans la dentelle pour écrire ce livre. Il a dû énormément souffrir, je n'en doute pas, de ce milieu, de sa différence, de sa région. Mais avec quelle haine il a jeté ces mots, il m'a fallu prendre du recul pour faire cette critique tant cette lecture m'a bouleversée. Un "babache" qui s'en sort (babache étant un nom courant pour dénommer les petites gens telle la famille d'Eddy), c'est beau. Des milliers de babaches qui suivraient le même chemin, ce serait mieux. Et ils sont nombreux, certes pas tous élevés à cette échelle, mais propres à se faire une situation honorable, acquérir une petite maison, fonder une famille, voler de leurs propres ailes, malgré des origines plus que modestes. Bien heureusement !!!
Alors je peux rassurer Blueboy et les autres CLiens, pour franchir la frontière picarde tous les jours afin d'y gagner mon pain, il y a des gens civilisés, aussi, en Picardie ! Et il n'y a pas que des arabes et des noirs, des racistes et des homophobes, qui, s'il y en a, ne sont pas uniquement de condition modeste !

C'est une rupture totale qu'a souhaitée cet auteur avec son milieu et sa région, un divorce d'avec ses parents, c'est tout à fait son droit, mais je trouve le procédé plus que violent ! Dans quelques lignes il reconnait tout de même que son père s'est découragé à trouver du boulot après une centaine de lettres de refus, et que la maison entretenue par sa mère était bien propre par rapport à celle de la voisine !

Trait plus qu'appuyé ? Peut-être un peu, tout de même, je ne parle pas de tout ce qu'a subi physiquement, intimement et émotionnellement Eddy, je ne l'ai pas vécu, mais je parle du décor. Je lisais, avant d'ouvrir cet ouvrage, dans un article de La Voix du Nord, lors d'une dédicace à Lille, qu'il ne voulait plus mettre un pied en Picardie. Je comprends mieux pourquoi.

Nathafi - SAINT-SOUPLET - 57 ans - 9 avril 2014


Pâlot 5 étoiles

Difficile de croire qu'un livre aussi poignant et ayant eu une aussi bonne critique (l'auteur est normalien), sur l'épineuse et très actuelle question du genre m’aie fait une si faible impression. Lu avec plaisir et intérêt, je n'en garde aucun souvenir un mois après, sauf celui d'une écriture assez plaisante et d'une souffrance assez complaisante...
Difficulté à assumer son homosexualité, et alors ?
Il y a des livres comme ça...

Otello - - 64 ans - 7 avril 2014


ça s’est passé près de chez vous 9 étoiles

Une immersion totale dans un monde clos et étouffant dont je suis sortie sonnée.

Un univers social qui paraît hors de notre espace et hors de notre temps. La seule valeur qui y compte est la virilité. Il faut « en avoir » pour trouver sa place, pour être considéré dans ce monde où tout ce qui peut constituer la fierté d’un homme a disparu, où l’expression « fracture sociale » prend tout son sens, où le chômage, l’alcoolisme, la perte des repères ont fait place à une source d’aliénation totale : l’omniprésente et toute puissante télévision, ce robinet à images qui a remplacé école, église et syndicats.

Au sein de la famille , dans les jeux ou au collège, des scènes d’une discrimination sexuelle ordinaire qui s’exerce à l’encontre de l’enfant Eddy Bellegueule qui se sent douloureusement étranger à son corps et à son milieu . Son récit de victime est entrecoupé des propos de ceux qui étaient ses bourreaux, faisant ainsi entendre au lecteur la voix collective d’un sous-prolétariat marqué du sceau de la misère intellectuelle sociale et affective.

Edouard Louis ne semble pas vouloir régler ses comptes avec le milieu où il a vécu son enfance. Il décrit, il raconte son calvaire mais aussi le combat qu’il a mené contre ce qu’il sentait en lui, laissant au lecteur le soin de juger. Son récit paraît écrit sous l’effet d’une urgence intérieure, dans une langue exempte de fioritures, sans superflu, sobre mais efficace. Lui, « l’intellectuel » dont on se moquait, ne se pose pas ici comme l’écrivain qui écraserait de ses phrases savamment tournées les propos de ceux parmi lesquels il a grandi.

Un livre nécessaire, pour son auteur et pour des lecteurs qui ont besoin de connaître une réalité qui a rarement droit de cité dans les romans publiés chez les éditeurs germanopratins.

ça c’est pourtant passé près de chez nous …..

Alma - - - ans - 1 avril 2014


En finir avec un passé insupportable 7 étoiles

Rédigé dans un style très libre, signe d’une liberté retrouvée, ce récit témoignage semble avoir été conçu dans l’urgence, l’urgence d’exorciser un passé aussi proche que douloureux (l’auteur n’a que 24 ans). Edouard Louis est allé jusqu’à abandonner ce patronyme atypique, difficile à porter, et chargé de souvenirs désagréables, handicap supplémentaire à sa condition d’homo dans une France profonde à vous donner le vertige. Un choix compréhensible et légitime une fois qu’on a lu le livre. « En finir avec Eddy Bellegueule », un titre qui claque, mais aussi un titre à double sens. « En finir avec Eddy Bellegueule » s’adresse à tous ceux dans son entourage qui l’ont humilié et forcé à se renier lui-même, à avoir une démarche de cow-boy et à ne jamais croiser les jambes en position assise (sauf que là, c’est beaucoup moins drôle que dans « La Cage aux folles »). « En finir avec Eddy Bellegueule », c’est aussi le cri de rage d’un crucifié qui a décidé d’arracher les clous de sa croix pour s’en libérer et l’écraser sur la « sale gueule » de son passé, à la fois un enterrement et une renaissance, le point de départ d’une nouvelle vie.

« Bellegueule », drôle de patronyme qui l’a longtemps desservi mais lui aura finalement donné la notoriété (ce livre est désormais un best-seller traduit en plusieurs langues), comme une sorte de revanche Bellegueule, tu m’as tellement fait chier depuis ma naissance que maintenant tu vas me filer un dernier coup de main et après on se quitte pour toujours . Edouard Louis est né au mauvais endroit avec les mauvaises cartes. L’une ce nom ridicule. L’autre cette malédiction de ne pas être un garçon comme les autres dans un contexte machiste. C’est toutefois cette différence honnie qui paradoxalement se révélera être son joker et lui permettra, grâce à son goût pour le théâtre, de s’extraire d’un milieu défavorisé pour entreprendre des brillantes études, qui le conduiront à travailler pour les Presses universitaires de France.

Certes, le style d’écriture, à l’emporte-pièce et quasiment déponctué lorsque s’exprime l’entourage de l’auteur, ne plaira peut-être pas à tout le monde, mais il s’agit évidemment d’un parti pris pour décrire un milieu que l’on pourrait qualifier de lumpenprolétariat post-industriel, où les clichés remplacent toute réflexion, où la préoccupation principale n’est pas de faire de belles phrases mais d’arriver à joindre les deux bouts. La manière dont il dépeint sa famille et ses proches a suscité la polémique. Il m’est arrivé moi aussi de trouver certaines représentations outrancières et négatives à l’excès. C’est souvent saisissant, très glauque, tellement « bouseux » qu’on a l’impression que ça se passe dans la France rurale des années 50. Et ça ne donne pas envie de se balader dans la campagne picarde (il a dû en recevoir des courriers d’insultes, mais sur ce plan il doit être vacciné…). Les personnages sont frustres et pathétiques, plus ou moins racistes, comme abrutis par le mauvais alcool et la télévision débile allumée en permanence, seule lucarne sur le monde pour la plupart d’entre eux qui ne quitteront jamais leur canton de toute leur vie. Dans le monde d’Eddy Bellegueule, il n’y a rien à sauver, ni personne. S’agit-il d’une sorte de vengeance de l’auteur, qui aurait cherché à oblitérer les meilleurs aspects de son ancien microcosme comme on a cherché à oblitérer sa personnalité ? Plutôt une manière d’évacuer un trop lourd fardeau, d’après moi… On ne peut pas non plus sous-estimer une réalité où l’appauvrissement des classes populaires augmente au même rythme que le vote extrême. De toute façon, ce livre exutoire n’a pas pour fonction d’être objectif.

Bref, chacun pourra avoir son avis sur la question, en faisant la part des choses ou non, mais il n’y a surtout pas de quoi en faire un maroilles…

Blue Boy - Saint-Denis - - ans - 22 mars 2014


roman social 8 étoiles

C'est un livre court, qui se lit très vite et avec plaisir, malgré tout je suis moins enthousiaste que vous, je n'ai pas vraiment accroché, en fait l'empathie n'a pas marché, je ne "sentais" pas le personnage et son milieu. Dans le genre, j'avais trouvé "La merditude des choses" de Dimitri Verhust bien mieux réussi, peut-être grâce à l'humour et au ton décalé que l'auteur avait introduit.

Peut-être que ce qui cloche aussi, c'est qu'on a un peu l'impression de lire un roman à thème, en fait on ne sait pas trop si on est dans le roman ou dans le documentaire. Il n'en reste pas moins que la description de ce quart monde est très intéressante, mais à nouveau j'avais trouvé la description de ce milieu faite par Florence Aubenas dans son formidable reportage "Le quai de Ouistreham" supérieure.

Saule - Bruxelles - 59 ans - 18 mars 2014


En baver 8 étoiles

Un des rares romans qui réussit à transmettre au lecteur l’expérience de l’intimidation. Probablement en raison de cette narration intimiste et authentique. J’ai beaucoup aimé l’intégration de dialogues clés à même le texte, une sorte de fenêtre sur la pensée d’un personnage.

On reçoit ce témoignage comme une claque. On comprend parfaitement l’isolement, le questionnement, la pression sociale. En même temps, je suis moins enthousiaste que d’autres. La prose manque de nuance pour moi. Elle se confine à l’extrême et engendre des contradictions. Par exemple, malgré l’expression de son dégoût, « Les seins que je concevais comme deux excroissances, deux anomalies, des amas de pus qui se forment sur le corps des personnes malades », Eddy sort tout de même avec des filles pour redorer son image.

En dépit de toute cette violence, il y a quand même de l’espoir à la fin. Les mœurs ont beaucoup évolué ces dernières années sur la planète. Mais bon, il y a encore du chemin à faire. Peut-être quelques homophobes liront ce bouquin?

Aaro-Benjamin G. - Montréal - 55 ans - 9 mars 2014


Peut être que ça se passe à côté de chez vous 10 étoiles

La critique du livre sur le ton neutre est difficile. Le choc est indescriptible. Outrageant. Je commence à comprendre ce qui se cache comme mentalités derrière les manifestants contre le mariage pour tous.

D’abord, le thème de la sexualité et la violence qui en découle. Eddy Bellegueule est différent, il n’a pas choisi, il est né autrement. Son entourage semble penser qu’il peut « arrêter de se donner des airs ». Eddy est un coucou, c’est pas possible, ils ont dû être échangés à la naissance, comment un être aussi sensible et réfléchi peut être né dans une famille d’ogres pareils ?

Ensuite, l’analyse sociale. Cette histoire date vraiment de 1990-2000 ? J’ai l’impression de lire des dialogues des années 50, et encore… Je suis bien consciente que les mentalités des campagnes sont différentes de la ville mais ça doit être familial et non régional. Le fossé entre les classes sociales n’explique pas non plus ce décalage de mentalités.
Dans la tête de la mère de famille, faire des études correspond à obtenir son CAP. Dans le village, c’est génétique : on va travailler à l’usine. Ils sont comblés dans leur vie : tomber enceinte à 17 ans, devenir caissière, se marier avec un alcoolique qui travaille à l'usine et qui frappe de temps en temps sa femme (le grand père et le frère) : c’est normal, on est pauvre, c’est comme ça. Cet espèce de fatalisme sur la condition humaine, en l’an 2000, m’horripile.

Ce livre ne laisse personne neutre. Et je n’arriverai pas à écrire une critique sans monter sur mes chevaux. Alors, je mets 5 étoiles (ce qui est rare) parce que ça décoiffe, et je rejoins la critique de Gregory mion.

Yotoga - - - ans - 28 février 2014


Empathie 10 étoiles

Je viens de refermer le livre d'Edouard Louis, acheté vite fait bien fait sans avoir rien lu sur l'auteur, juste une brève critique dans un hebdo.
J'ai 51 ans et je suis gay issu d'une famille moins vulgaire mais plus pernicieusement bigote que celle d'Eddy. Je ne me suis jamais identifié à lui et c'est là un tour de force de l'auteur : faire entrer le lecteur en empathie avec Eddy Bellegueule tout en restant extérieur à lui. Un style à la simplicité travaillée fait de ce texte un reportage littéraire où le changement de typographie est le seul instrument pertinent pour passer du vécu du jeune homme à la réalité de son entourage.
A ceux qui doutent de la réalité de la situation décrite, à ceux qui vivent une situation similaire, je conseillerai de se rendre sur le site le-refuge.org qui vise à aider les jeunes adultes rejetés par leur famille en raison de leur homosexualité. Ils verront que le mot "ROMAN" écrit sous le titre du livre est, en 2014, une réalité pour des centaines de jeunes en France. Jean-Marie Périer, dans "Casse-toi : Crève mon fils je ne veux pas de pédé dans ma vie" (Oh Editions, 2010) avait rédigé un recueil de témoignages, relayé par Cathy Devignard, "Un camion à la croisée des chemins" (EGL, 2010).
Voir le livre d'Edouard Louis en tête des listes de ventes est un signe réconfortant après toutes les horreurs entendues lors des "manifs pour tous". C'est aussi et surtout l'acte de naissance d'un grand écrivain dont on attend les autres livres avec confiance.
Merci Monsieur Louis.

Spiderman - - 62 ans - 16 février 2014


"S'il vous plait monsieur sortez-moi de là. Pitié, pitié." 10 étoiles

Ce fut une lecture très dure, très douloureuse jusqu'à la fin à titre très personnel.

C'est bien au-delà de simples émotions: c'est l'intime qui en est profondément bouleversé quand remontent les souvenirs.

Mais, mais, Edouard Louis évoque, avec un grand talent, son histoire non avec haine ou colère: non, plutôt avec ce recul, cette distance que sa fuite, ses études également dans un "autre monde", un monde haï, un monde "intello", "bourge" lui ont permis de prendre lorsqu'il nous relate, à présent, ce passé que j'ose nommer nauséabond, délétère et, surtout, accablant pour lui, enfant singularisé dès sa petite enfance.

Une lecture plus que bouleversante.

Déchirante.

Provisette1 - - 12 ans - 4 février 2014


Un livre magnifique 10 étoiles

Pas grand chose à ajouter à l'analyse pertinente de Gregory. C'est un très grand livre, dans un style très différent, sur le thème du déclassement par le haut qu'on a pu lire chez Annie Ernaux (dans "La place" ou "Une femme") ou Marie-Hélène Lafon ("Les pays").
Ici, le narrateur - sans doute l'auteur lui-même, on sent une forte dose autobiographique - doit, pour se trouver lui-même, se réconcilier avec son état intérieur, fuir son village et son milieu social dans lesquels son insertion est impossible : au moment où les forces réactionnaires se déchaînent dans d'imbéciles manifestations, un tel livre vient à point et aidera peut-être des homosexuels honteux à voir clair en eux, voire à s'accepter.
L'auteur est d'une force tranquille pour évoquer avec art la vie familiale quotidienne chosifiée, cadenassée, l'alcoolisme permanent et généralisé, l'aliénation totalement intégrée de ces vies qui sont pipées à la base (on passe en direct du collège à l'usine puis au chômage, les femmes sont vite enceintes, les fins de mois sont difficiles et l'espoir de s'en sortir absent), la télévision omniprésente, le repli identitaire, et pour dresser des portraits magnifiques du père, de la mère, de la grand-mère aussi ou du cousin Sylvain (celui qui est allé en prison)... Sans oublier les horribles oppresseurs que peuvent devenir des préados ou des ados !
C'est tout bonnement magnifique.

Cyclo - Bordeaux - 79 ans - 3 février 2014