La Danse des ombres
de Alice Munro

critiqué par Dirlandaise, le 25 janvier 2014
(Québec - 69 ans)


La note:  étoiles
Le tout premier recueil
Dans ce tout premier recueil de nouvelles publié en 1968, Alice Munro relate des souvenirs d’enfance et d’adolescence avec une acuité et une finesse d’analyse hors du commun. L’écriture douce, raffinée et élégante de la nouvelliste sait capter l’essence de l’âme humaine encore fragile et confrontée aux situations parfois pénibles d’un quotidien étriqué recelant des drames sous-jacents où le passage du temps vient gruger la réalité de personnages détachés de la matérialité ambiante et vivant dans un passé dont ils ne peuvent se détacher sous peine d’effondrement total. Je pense entre autres à la magnifique nouvelle intitulée « Le Traité d’Utrecht », une de mes préférées et aussi à la dernière tout aussi belle et émouvante qui donne son titre au recueil sans oublier «Le quartier neuf ».

Comment demeurer insensible à cette superbe sensibilité imprégnant chacune des nouvelles de ce recueil ? Le talent d’Alice Munro, son art d’écrire et sa formidable sincérité se mettent au service d’une vision nostalgique et douce-amère en restituant avec netteté et parfois une certaine cruauté des souvenirs enfouis au plus profond de la conscience émergeant enfin grâce à la magie de l’écrit. Chacun de nous conserve dans sa mémoire des événements qui l’ont marqué particulièrement mais ces réminiscences du passé restent bien souvent prisonnières d’une mémoire qui se veut bien souvent sélective. Le don d’écrire permet à l’auteure de nous livrer ces bribes du passé, de ne pas les laisser tomber dans l’oubli et c’est cela qui est si touchant et c’est cela qui remue l’âme et le cœur du lecteur qui se reconnaît une certaine affinité avec celle qui a écrit et qui a su toucher des cordes sensibles, décrire des situations vécues peut-être différemment mais comportant beaucoup de similitudes, assez de points communs pour que s’opèrent une fusion, une complicité, un même regard sur le monde du passé et sur celui du présent. Regard partagé et vécu similaire fondent dans un même moule l’auteure et la lectrice et cette rencontre devient plus qu’une simple rencontre.

Toutes les nouvelles sont différentes et mettent en scène des personnages de différents milieux et d’âges variés. Les thèmes revenant souvent : la fuite du temps, la vieillesse et la maladie, la vie sociale étriquée de petites villes, le mariage et le divorce, l’angoisse de l’enfance et les désillusions de l’adolescence et de l’âge adulte.

Très beau…

« Elle entreprit de me raconter comment le père de Lois avait été tué, dans un accident à l’usine. Je remarquai qu’une vieille femme, la grand-mère sans doute, se tenait dans l’embrasure de la porte. Elle n’était pas maigre comme les deux autres, mais informe et molle comme un pouding trop cuit, le visage et les mains couverts de taches brun clair qui se rejoignaient, des poils drus autour de sa bouche humide. On aurait dit que l’odeur de la maison venait en partie d’elle. C’était une odeur de décomposition cachée, comme lorsqu’il y a quelque obscure petite bête morte sous la véranda. Cette odeur, cette voix vulgaire en train de faire des confidences, il y avait chez ces gens, dans leur vie, quelque chose d’étrange, qui m’était inconnu. Je me disais : ma mère, la mère de Georges, elles sont innocentes, elles. Georges lui-même, Georges est innocent. Mais ces gens-là, eux, viennent au monde sournois, tristes, avertis. »