L'esclave vieil homme et le molosse
de Patrick Chamoiseau

critiqué par Pucksimberg, le 4 juillet 2025
(Toulon - 45 ans)


La note:  étoiles
La fuite d'un vieil esclave dans une nature régénérante
Dans les isles-à-sucre, à l'époque de l'esclavage, un vieil homme noir décide de s'enfuir au risque d'être attaqué par le molosse lâché par son Maître-béké, châtiment qu'il inflige aux esclaves fuyards. L'esclave vieil homme se réfugie dans la nature, veut regagner sa liberté, et cette plongée dans la nature semble un rite initiatique, qui l'affranchit de la triste condition qu'il a connue durant toute son existence tout en le reconnectant à cette Nature originelle non altérée par les hommes.

Ce roman court repose uniquement sur cet épisode mais il possède une force narrative incroyable comme c'est le cas dans toute l'oeuvre de Patrick Chamoiseau. Ce texte peut s'apparenter à une fable allégorique, à un conte, voire même à des épisodes de récits épiques contenant des mythes, qui par définition expliquent la naissance de quelque chose. Le roman semble nous rappeler que nous sommes tous faits du même bois. A cet égard, le vieil esclave est souvent défini par des termes qui proviennent du monde minéral, voire végétal. Il se voit aussi dans le molosse qui le poursuit de façon acharnée et inversement. La nature est souvent personnifiée et transfigurée comme si elle bouillonnait et était à la source de tout. Tous les règnes semblent liés et constituer un tout. La nature nous a précédés donc les pierres semblent être la mémoire de l'humanité et porter les traces des civilisations qui ont traversé notre époque.

L'écriture de Chamoiseau est magnifique, très poétique et novatrice. Il intègre des termes créoles mais invente surtout sa propre langue comme le font les plus grands poètes. Le lecteur pourra parfois être déstabilisé, mais il faut se laisser entraîner par les images et les sonorités de cette langue. Certaines associations de termes font surgir une réalité ou une perception du monde que seuls les grands poètes savent transmettre. L'auteur alterne aussi les points de vue narratifs. L'esclave est parfois vu de l'extérieur, puis c'est le "je" qui est utilisé afin d'embrasser totalement les potentiels du monde et avoir accès aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur. Dans cet affrontement entre l'homme et l'animal, on pense parfois au "Vieil homme et la mer" d'Hemingway et à Moby-Dick" de Melville, mais ici c'est l'homme qui est pourchassé. A chaque début de chapitre, il y a des textes d'Edouard Glissant, comme si Chamoiseau communiquait avec ce grand auteur, ou plutôt comme si leurs textes entraient en résonance.

Le roman n'est pas toujours limpide et ne plaira pas aux lecteurs qui attendent de nombreuses péripéties.
Le texte a la force des oeuvres que l'on pourrait relire régulièrement et y trouver constamment de nouveaux aspects. Le roman est de la prose poétique et séduit par cette langue ciselée et nourrie par des images fortes qui permettront d'aborder l'esclavage, la traversée en mer du vieil esclave, les remords du Maître-béké ... Une oeuvre imposante et foisonnante malgré sa brièveté.

"Le feuillage des grands arbres, liquéfié par les brumes et les poinçons d’éclat, s’étirait au-dessus de la ravine en un halo opaque, féerique, peuplé d’insectes hagards. Araignées. Bêtes-à-diable. Papillons. Libellules à queue jaune. Toufailles de Yen-yen et de mouches. Des grappes de chauves-souris déformaient les lianes douces. Parfois, des grives trembleuses, tombées des hauteurs, surgissaient, émotionnées, puis remontaient là-même se dissiper dans la lumière. Je crus reconnaître des Cracra buveurs d’eau, des Carouges nichés sous de maternelles feuilles, des Siffleurs de montagne, des Colibris-madère dont le plumage sous certains angles distribuait des éclairs. Un drap de silence me couvrait."