Tache d'encre de Stéphane Millerou, Quitterie Laborde (Dessin)
Catégorie(s) : Enfants => 10-12 ans , Enfants => 7-9 ans , Littérature => Romans historiques
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Un contenu à l’encre violette qui, comme " L’Horizon bleu", fait tache
Voici un livre qui démarre dans une salle de classe et qui souhaite nous conter comment la mobilisation patriotique aurait pu se faire à l’école primaire. Il est fort dommage que Stéphane Millerou n’ait pas fait relire son scénario par un historien, il aurait évité quelques maladresses.
Tout d’abord la classe 1914 à laquelle appartient l’instituteur du narrateur est appelée le 1er septembre 1914, sauf à avoir été réformé on se demande ce que ce maître fait dans une classe en octobre. Il est vrai que début 1915 des réformés repassent devant un conseil de révision et se retrouvent pour un grand nombre avec l’uniforme, mais plus dans les services auxiliaires qu’au front. Dans le récit, on aurait pu soit faire partir l’instituteur en février 1915 en expliquant pourquoi, soit lui donner non pas 20 ans en 1914 mais 18, en effet la classe 1916 part le 8 avril 1915.
Contrairement à ce que croit l’auteur, jusque à la fin des années trente, on ne sort jamais de l’École normale à 20 ans. On réussit le concours d’école normale à 15 ou 16 ans et on étudie trois ans avant de trouver un poste pour l’année de ses 18 ou 19 ans. Ainsi Ernest Pérochon naît en 1885 est de la promotion de 1900-1903 de l’école normale de Parthenay dans les Deux-Sèvres.
Par ailleurs l’auteur confond allégrement le cours supérieur (classe après le cours moyen, où on prépare le certificat d’études) avec l’école primaire supérieure (niveau collège où on prépare le brevet élémentaire).
Autre point qui chagrine, le discours patriotique du maître s’adressant à des élèves de cours moyen. Jamais un instituteur n’aurait tenu de tels propos :
« Un boche a de grands yeux bleus pour mieux vous voir, de grands bras pour mieux vous attraper, une énorme moustache blonde avec plein de poils partout, sur les yeux, sur le nez. Il est très laid avec de grandes oreilles pour mieux vous entendre et de grandes dents pour mieux vous manger ».
Autre ânerie (puisque l’illustratrice a dessiné non loin de ce texte un bonnet d’âne), jamais un élève n’aurait pensé ce qui suit dans l’absolu. Les enfants étaient très fiers de contribuer à tout ce qui pouvaient améliorer la vie des poilus et comme certains dessins de Poulbot le montrent invités à se sacrifier eux-aussi. De plus il est évident que les mairies avaient d’autres charges plus urgentes que le renouvellement des manuels, d’ailleurs en nombre très réduit dans les écoles de campagne. Les élèves de cours moyen pouvaient ne posséder que "Le tour de la France par deux enfants de G. Bruno ( qui vient justement d’être réédité par Belin), livre qui juste au départ parle de la guerre de 1870 (par contre G. Bruno sort en 1916 "Le Tour de l’Europe pendant la guerre").
Voici le passage incriminé:
« Notre nouvelle maîtresse s’appelait Marguerite Langlois. C’était une vieille peau de vache. Elle avait décidé de ne plus recevoir de livres scolaires pour que la mairie puisse affecter ces crédits à l’envoi de vivres aux prisonniers de guerre. Le seul manuel qui restait parlait encore parlait encore et toujours de la guerre ».
La propagande de guerre en direction des enfants a des formes autrement plus subtiles que le soupçonne Stéphane Millerou, et on peut s’en rendre compte en allant visiter jusqu’au 20 avril 2014 l’exposition "Les enfants dans la guerre 1914-1918" qui se tient au musées des ducs de Bretagne à Nantes. À défaut on lira le catalogue d’exposition, ou par exemple Guerre et littérature de jeunesse (1913-1919) chez l’Harmattan de Laurence Olivier-Messonnier, deux ouvrages dans la base de Critiques libres.
Par ailleurs il serait bien de ne pas entraîner des confusions tant de vocabulaire que de concept, un mutin n’est pas un déserteur (dernière page). Et là encore jamais un époux n’aurait signé la lettre à son épouse "déserteur X", il y a assez de documents accessibles sur les dernières lettres de mutin, dont celle du caporal Maupas instituteur normand, pour faire l’effort d’en lire au moins une.
Le maître s’appelle Gustin Leroux, et il faut voir là en direction des adultes prescripteurs un clin d’œil à Gaston Leroux qui amena son héros Rouletabille à faire son devoir patriotique durant la Grande Guerre en le mettant en scène luttant contre l’espionnage allemand.
Le jeune narrateur nous fait vivre la vie, moins du village durant la Grande Guerre que plutôt des échos qu’il a du déroulement de la guerre et de la vie au front.
"L’Horizon bleu" en son temps fut unanimement salué comme un chef-d’œuvre du récit pour enfants (à l’époque nous de critiquions que des BD historiques), il atteint des sommets d’anachronismes. Avec "Tache d’encre" si les points factuels à soulever problème ne sont pas d’une importance toujours capitale, par contre les occasions manquées sont légions, comme avec par exemple ne pas citer "Le Tour de l’Europe pendant la guerre", "Les Pieds Nickelés s’en vont en guerre"(voir notre critique) ou les divers albums de Bécassine faisant son devoir patriotique (nous les présenterons sous peu car ils viennent d’être réédités). Comme pour "L’Horizon bleu" il s’agit dans ces deux livres d’un discours sur la Première Guerre mondiale d’un adulte vivant un siècle plus tard. En aucun cas ces deux ouvrages n’aideront le jeune lecteur à comprendre ce que pouvaient penser adultes ou enfants à l’époque du conflit.
"Tache d’encre" est remarquablement illustré avec un gris largement dominant, Quitterie Laborde sait faire se côtoyer sur la même page réalité et imaginaire (par le biais d’images en trompe l’œil) ou donner des légères touches de surréalisme. Un détail gênant toutefois, avant 1914 la table pour deux élèves est un luxe réservé à certains milieux urbains. Dans les villages, nous sommes à de grandes unités pour 4 ou 6 enfants ; dans des musées d’école rurale, on peut encore largement s’en rendre compte.
Les éditions
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TACHE D'ENCRE
de Millerou, Stéphane Laborde, Quitterie (Illustrateur)
les P'tits bérets
ISBN : 9782918194422 ; 13,50 € ; 07/02/2014 ; 40 p. ; Relié
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