Le pain quotidien
de Henry Poulaille

critiqué par Bolcho, le 23 août 2003
(Bruxelles - 76 ans)


La note:  étoiles
Littérature prolétarienne
Paru en 1932, ce roman raconte la vie quotidienne d'une famille, les Magneux, et de ses voisins dans le Paris populaire du début XXe (siècle, pas arrondissement).

On y parle de l'hostilité entre le compagnonnage et les syndicats, on y décrit la nécessaire nuisance que sont les intermédiaires entre patrons et travailleurs (les « tâcherons »), on a l'occasion de réfléchir avec l’auteur sur l'inefficacité du « travail à la tâche » dont l'effet est de briser le lien entre l'ouvrier et son oeuvre… Bien sûr, il y a plus d'ampleur chez Zola, un propos plus riche, une écriture plus fouillée (plus « décorative » aussi), mais ici, c’est la simplicité qui touche, l’économie de moyens au service d’un récit touchant et bien mené. Les aspects démonstratifs et didactiques (Poulaille est anarchiste) se glissent dans le récit avec un certain naturel.
Ah ! ces détails qui me rappellent mon enfance dans les faubourgs parisiens : « Attention, c'est un escalier à la godille (…). On commence à y voir clair au 5e, parce qu’il y a des vasistas ». Oui, la classe ouvrière, elle avance dans le noir, et même lorsqu'elle monte, ce n’est que vers la lumière de pauvres vasistas qui ne répondent à aucune question (Was ist Da§ ?) et n’ouvrent que sur de petits ciels dépeuplés. Voilà, c’est exactement ce que Henry Poulaille ne fait pas : il reste simple, lui. et il a réussi à m'émouvoir. C'est ça que j’essayais de cacher.
Si je vous en parle, ce n'est pas essentiellement dans l’idée que vous allez le lire.
C’est pour témoigner ici du fait qu’une littérature prolétarienne existe et que les grosses paluches de manuels tiennent fort bien la plume. Bien sûr, l'ensemble donnera un peu l'impression d’une gentillesse lisse : les vertus ouvrières sont mises en avant. Il n'empêche que, par certains côtés, le personnage du père, Henri Magneux, est assez repoussant dans le genre tyran domestique. Mais on est loin de Zola et de ses personnages tordus. Ici, ils sont moins exceptionnels, moins chargés, plus quotidiens, plus « vraisemblables ». Je n'ai pas rencontré beaucoup de Jacques Lantier dans ma vie, mais des Henri Magneux, il y en a sur tous les paliers.
Il est au début un peu lassant de lire (mais uniquement dans le discours direct) des phrases comme « qu’i’f’sait des enfants à sa femme pour qu’a soye occupée par eux, et que comme ça all’sente pas tout c'vide qu'i y aurait pesé, et qui l'aurait fait le quitter un jour ou l'autre ». De la langue parlée populaire ? Sans doute. Mais, étrangement, elle demande plus d'attention qu’une phrase de Proust pour la décrypter.
A propos d’une jeune fille qui travaille dans le milieu de la mode : « Ce sont des terribles métiers que ces métiers de luxe. Ils pervertissent. On n'y apprend pas la haine du riche, comme on le pourrait croire, mais la soif de le devenir ». C'est toujours vrai non ? Et à propos d'une jeune femme qui a supporté durant des années la violence de son mari ivre, sans jamais appeler ses voisins à l’aide, un personnage dit : « (…) il n'y a pas à dire, nos femmes à nous, c’est des vraies femmes ! Les femmes des riches c’est des poupées (…) ça a une signification, c’est nous
[la classe ouvrière] qui seront les plus forts ! C'est nos femmes qui font les hommes de demain ». Sympathique sans doute, mais quel machisme populaire : on en arrive à admirer celles qui se laissent battre en silence.
Pour finir, une curiosité concernant Henri Poulaille (voir le « verso du livre »). Il était l’un des défenseurs de la thèse de Pierre Louÿs suivant laquelle Corneille aurait écrit tout ce qu'il y a de bon chez Molière. Il semblerait que la motivation de Poulaille était politique : Molière était traître à sa classe sociale d’origine. Le débat sur cette question continue d’ailleurs. Des études récentes en statistiques lexicales font encore de belles vagues.
J'en ai le mal de mer.