Finnele Tome 1: Le Front d'Alsace
de Anne Teuf

critiqué par JulesRomans, le 26 mai 2014
(Nantes - 66 ans)


La note:  étoiles
Dummkopf !
"Finnele : le front d’Alsace" est un album qui arrive à point puisqu’il permet de connaître la façon dont les populations civiles du sud de l’Alsace vécurent la Grande Guerre. En effet après qu’au mois d’août 1914 Mulhouse et Colmar aient été occupées par les troupes françaises, le front va en gros se stabiliser dans la région la plus à l’est par une occupation d’une cinquantaine de villages alsaciens à la fois de la plaine du Sundgau (dont Dannemarie) et de la montagne (dont Thann) et au nord par la présence des Allemands dans la région de Saint-Dié (département des Vosges). C’est l’histoire de deux villages au carrefour de ces deux espaces, à savoir Oberaspach (Aspach-le-Haut aujourd’hui) et Masevaux. On notera que dans "Bécassine pendant la guerre", l'héroïne se rend non loin de là vers Thann et rencontre le maître de l'école française ainsi que les "diables bleus". Bécassine, dans un village des Vosges alsaciennes, assiste au mariage de Bertrand de Grand-Air (le fils de sa patronne) avec une Alsacienne de la zone libérée. Ce dernier récit date de 1916.

En juillet 1914 Joséphine surnommée Finnele est la fille du charron d’Oberaspach, c'est l'héroïne. Elle voit Émile un de ses frères partir dans l’armée allemande lors de la mobilisation et apprend que les petits-fils d’un villageois ont choisi de franchir la frontière pour aller combattre dans les troupes françaises. Bien plus tard on apprendra qu’Émile est dans un camp français et au bout d’un certain temps il travaille la journée au port de Cherbourg. Craignant de devoir être enrôlé dans les armées françaises, s’il manifeste ses origines alsaciennes, il ne les a pas fait connaître. Les relations complexes entre civils alsaciens et soldats français sont bien rendues et l'on voit combien cette zone fut bombardée par les obus venant des deux camps.

Si une partie du récit, faute d’une recherche en archives et d’éléments de la mémoire familiale plus conséquents, est romancée, l’esprit des évènements vécus est bien rendu. On notera que des archives concernant cette petite Alsace sont conservées aux Archives départementales du Haut-Rhin, aujourd’hui cotées de façon anodine, elles se virent d’abord attribuées humoristiquement le nom de "Purgatoire". En les consultants, on aurait pu connaître à la fois les noms des enseignants et les sujets des certificats d’études données. Une école primaire supérieure est même présente à Masevaux pour préparer au brevet élémentaire et c’est Maurice Tarnier, futur inspecteur primaire de Thann, qui la dirige les dernières années de la guerre. Le graphisme en noir et blanc joue sur des cadrages sophistiqués, des visages ayant un côté de belle caricature et propose un décor fouillé.
Une bonne bande dessinée... 9 étoiles

Nous avons tous besoin de retrouver nos racines et en disant cela je ne parle ni d’un repli identitaire sectaire, ni d’une nostalgie déprimante et étouffante. Non ! Il s’agit seulement de savoir un peu d’où l’on vient, qui étaient nos ancêtres, mesurer ce qu’ils ont vécu, voire apprécier les combats qu’ils ont menés pour nous, pour nos conditions de vie, pour notre liberté… C’est comme cela que j’ai compris le travail d’Anne Teuf, Finnele, publié aux éditions Delcourt.

Bien sûr, on pourra toujours lui reprocher de ne pas avoir assez poussé son enquête, de ne pas être allée fouiller toutes les archives départementales ou militaires pour nous fournir tous les détails sur ces combats qu’elle évoque plus qu’elle ne les décrits… Oui, je peux entendre tout cela, mais ce n’était pas son objectif que de vouloir raconter la guerre en Alsace, elle voulait juste parler de la petite enfance sous la guerre de sa grand-mère !

La guerre ? Mais de quelle guerre parle-t-on ? Tout commence, dans cette bande dessinée, le vendredi 31 juillet 1914, et donc vous aurez bien compris que nous sommes dans la première guerre mondiale. Nous allons la traverser en compagnie de Finnele, petite fille de 8 ans, qui habite Oberaspach, Aspach-le-Haut, en Alsace. Nous sommes donc bien dans une zone administrée, à cette époque, par le Reich allemand. Le village va se retrouver sur la ligne de front et la guerre va être vécue de l’intérieur par le village, la famille, et Joséphine dite Finnele.

Voilà un champ de bataille beaucoup moins connu que d’autres avec des dilemmes étonnants pour les Français de l’intérieur : un Alsacien qui est né en 1890, donc sous l’occupation allemande, qui a été éduqué en Allemand avec les règles de vie allemandes, qui a donc 24 ans en 1914, se retrouve dans l’armée allemande, avec l’uniforme allemand et doit faire la guerre aux Français. Mais lui-même, est-il Français ou pas ? Allemand ou pas ? Source du particularisme alsacien, il se sent surtout Alsacien et c’est déjà bien assez pour lui…

Cette guerre et ces tensions pour une population coincée entre deux camps, on va la vivre avec les yeux de Finnele, avec les jeunes qu’elle croise. Chacun est membre d’une famille qui d’ailleurs ne vit pas les choses de la même façon et c’est ce qui fait aussi la richesse de cet album. La proximité du front permet de voir des réactions diverses, la dureté de la guerre, les dommages collatéraux…

On va aussi avoir quelques scènes cocasses comme la confrontation avec les soldats français venus de l’Empire. Pour un Alsacien qui n’a jamais vu de Noir, d’Africain, les soldats coloniaux peuvent passer pour des monstres et la question est alors des plus simples : faut-il avoir peur d’eux ?

Enfin, derrière remarque sur le fond de cette histoire, je suis très heureux de savoir qu’il s’agit ici d’un premier tome, ce qui signifie que nous allons maintenant avoir la suite de la vie de notre petite Alsacienne, c’est-à-dire au-delà de la première guerre mondiale. En effet, cette Alsace n'en a pas terminé avec ses drames et la seconde guerre mondiale apportera son lot de souffrances humaines, de tiraillements, de déchirements…

La narration graphique d’Anne Teuf est de très bonne qualité. Elle travaille en noir et blanc avec beaucoup de finesse. Elle n’a visiblement pas été trop contrainte par l’espace et elle prend le temps pour certaines scènes de nous laisser pénétrer la situation à notre vitesse, avec beaucoup de dessins et pas trop de textes. C’est très bien réalisé et agréable à lire.

Pour ce qui est de la guerre à proprement parler, elle est présente par l’état psychologique des personnages, mais on ne la voit pas. D’ailleurs, remettez-vous bien dans la situation et le projet de l’auteure Anne Teuf : elle raconte les évènements de la vie de Finnele, or une petite fille de huit ans n’était pas sur le front !

J’ai beaucoup apprécié cette bande dessinée que je ne peux que vous conseiller. D’ici quelques semaines, je vous inviterai à écouter Anne Teuf elle-même que j’ai eu le plaisir de rencontrer très récemment.

Shelton - Chalon-sur-Saône - 68 ans - 14 août 2014