Obscur ouvert de Juan Gelman, Luciano Spanò (Dessin)

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie , Littérature => Sud-américaine

Critiqué par Septularisen, le 29 juillet 2014 (Inscrit le 7 août 2004, - ans)
La note : 8 étoiles
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« Et à qui as-tu dit que tu allais tomber ? »

Le 14 janvier 2014 s’éteignait dans une indifférence quasi générale, une des plus grandes voix de la poésie d’Amérique du Sud, je veux parler ici du poète argentin Juan GELMAN.
« Obscur Ouvert » (anthologie personnelle de l’auteur, réunissant des poèmes écrits durant les trente dernières années et publiés dans différents livres), est sans doute la meilleure façon de continuer à l’entendre.

Se pose ici la question qui me revient chaque fois que je critique un livre de poésie, comment bien parler de poésie, alors que la poésie est avant tout une question de sensibilité, de sentiments, de ressenti et je dirais même d’empathie avec la poésie de Juan GELMAN, quand on connaît la tragique histoire de sa vie. (*)

Disons simplement que comme tout grand poète, il a des thèmes de prédilection redondants, qu'il exprime dans des envolées lyriques cinglantes, comme des éclairs!…
Citons entre autres, l’amour : «Amour qui s’apaise finit-il ? / Commence-t-il ?, Quelle nouvelle / vieillesse l’attend encore ? / Quel éclat ?... » ; les saisons : « C’est l’automne les feuilles tombent comme des morceaux de soleil » ; la mort : « As-tu prévenu que tu allais mourir ? / tomber plutôt te lever comme lampe au milieu de la nuit ? et a qui as-tu dit que tu allais tomber ?... » ; la maladie : « La souffrance / est-elle défaite ou bataille ? / réalité qui écrase / est-tu compagne ?... » ; les femmes : « Chacune de tes grâces au don de toi / est-ce plus de peine ou soif ? /… » ; Dieu : «Ceux qui firent Dieu à l’aide / d’un ou deux hommes ou / qui transformèrent l’homme en dieu furent / punis à rester éternels… » ; la beauté : « Si la beauté chantait dans la nuit …» ; la mémoire : "ce sont des questions inutiles pour cet hiver / on ne peut pas les jeter dans le feu pour qu'elles brûlent"... etc etc…

Lire la poésie de Juan GELMAN c’est lire une poésie ardue, sans ponctuation, sans majuscules, qui se mérite (vous savez vous ce qu’est le « massacre de Trelew ? Si en tant qu’amateur de poésie je sais bien sûr qui est le Francisco De QUEVEDO, qui était Francisco « Paco » URONDO ?), remplie de fulgurances, d'incandescences, qui partent dans toutes les directions, de distorsions, de néologismes, d’enchevêtrements, de va et vient… c’est lire des mots en cherchant leur signification réelle, mais surtout, aussi étonnant que cela puisse paraître, lire GELMAN c’est lire… le silence !
Car ici chaque mot disparaît dans ce qu’il ne dit pas, et plus spécialement encore, quand l’auteur parle de son pays l’Argentine "Le Sud-Américain magnifique / aux algues dans la bouche / où trouvait-il des clartés" ; évoque la dictature qui a écrasé son pays (*) « L'os est en train d'écrire le mot "lutter" / l'os est devenu un os qui écrit » ; la mémoire de tous ceux qui ont été assassinés (*) « il tendait la main à chaque compagnon mort ou vivant/ il palpait l’état de leurs rêves… », et bien sûr… Les enfants disparus victimes de la dictature (*), « maintenant passent les lettres que tu ne m’as jamais écrites / mon fils… »...

Voilà... Tout ce que je pourrais encore écrire sur cette « voix », serait sans doute superfétatoire, aussi comme toujours dans pareil cas, je préfère m'effacer derrière le poète…

questions

« Ce que nous faisons dans notre vie privée ne regarde personne »
dirent
les Six Infermières Folles du Pickapoon hospital de Carolina
pendant qu’elles mouvaient leurs seins avec une
douceur si pareille à Dieu

et si Dieu était une femme ? dit quelqu’un
et si Dieu était les Six Infirmières Folles de Pickapoon ? dit-il
et si Dieu mouvait ses seins doucement ?
et si Dieu était une femme ?

des bruits couraient au sujet des Six
on les avait vues sortir d’auberges suspectes avec un regard triste
dans la bouche
on les avait vues dans un lit du Bat Hotel
on les avait vues forniquer avec tailleurs cordonniers bouchers de
tout Pickapoon

et si Dieu ne sort-il pas des auberges avec un regard triste dans la
bouche dit quelqu’un
et si Dieu était une femme ?
tétons de Dieu ! blanches cuisses de Dieu ! laiteuses ! dit-il
lait de Dieu ! criait-il sur les toits de toute la ville

donc on le brûla
on fit un bûcher très haut au pied de la colline de l’Est
et on brûla également les Six Infirmières Folles de Pickapoon
toutes étaient blondes et chaque jour elles avaient vu la mort
travailler
c’est tout
c’est ainsi qu’on vient à bout des tremblements mortels et
immortels en Carolina et en d’autres endroits de Dieu
et si Dieu était une femme ?
et si Dieu était les Six Infirmières Folles de Pickapoon ?
dit quelqu’un

(Écoutez Juan GELMAN lire ce poème en version originale ici : http://www.youtube.com/watch?v=k8XgAsO-GOY)

Inutile d’en dire plus, je vous invite juste à découvrir cette voix, bien trop méconnue…

En 2007, l’œuvre de Juan GELMAN avait été récompensée par le prix "Cervantes", le plus prestigieux de la littérature de langue espagnole.

(*) : Voir la biographie de Juan GELMAN sur l’encyclopédie libre « Wikipédia » ici : http://fr.wikipedia.org/wiki/Juan_Gelman

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