Les héritiers : Les étudiants et la culture de Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron

Les héritiers : Les étudiants et la culture de Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités , Sciences humaines et exactes => Essais

Critiqué par Eric Eliès, le 2 août 2014 (Inscrit le 22 décembre 2011, 50 ans)
La note : 9 étoiles
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Un état des lieux (important mais daté) sur l'organisation et le rôle de l'enseignement supérieur

J'ai lu avec circonspection cet essai de Pierre Bourdieu, écrit dans les années 60, consacré aux modalités d'accès à l'enseignement supérieur. Il reste pourtant pertinent et d'actualité car les inégalités qu'il dénonce n'ont pas toutes disparu, même si la société et le système éducatif ont fortement évolué (mes parents n'étaient pas bacheliers et j'ai étudié dans un lycée où quasiment personne ne se préparait à des études longues et où les professeurs ne m'ont pas expliqué la réalité des classes préparatoires : j'ai beaucoup souffert, les premiers mois, de ma totale méconnaissance du système en découvrant "sur le vif" la dureté et la sélectivité des concours d'entrée aux grandes écoles). Il est donc très regrettable que l'éditeur n'ait pas accompagné le texte d'une mise en perspective historique, qui aurait fait le point sur l'influence de Bourdieu dans les processus mis en œuvre depuis les années 80 pour démocratiser l'enseignement supérieur en facilitant l'accès à l'université et aux grandes écoles. Pour moi, le système actuel a effacé, au prix de la sélectivité, les inégalités sociales d'accès à l'enseignement supérieur dans le cadre de "l'université pour tous" mais ne les a pas corrigées : elles s'exercent ensuite à nouveau pleinement pour l'accès à l'emploi où l'héritage culturel (savoir-être, réseaux relationnels, etc.) des classes privilégiées les favorise à nouveau, surtout dans le privé, au détriment des diplômés issus des classes moyennes ou populaires.

La thèse principale de Bourdieu et Passeron, développée dans l'essai, est résumée ci-dessous à partir de citations extraites du livre qui se lit rapidement (malgré quelques tournures un peu absconses) si on "saute" les nombreuses données statistiques et méthodologiques. Le livre contient néanmoins, outre l'idée maîtresse présentée ci-dessous, d'importantes réflexions sur le corps enseignant et l'incapacité des étudiants à se structurer en groupe social cohérent par rapport aux finalités réelles et fantasmées de l'enseignement (qui se justifie au moins partiellement par rapport à un objectif extérieur à lui, qui est la préparation d'un avenir professionnel), sur l'importance donnée au travail individuel au détriment du travail collectif (ce qui génère une forte tension entre les étudiants qui se méconnaissent et sont mis en concurrence, d'où une anxiété et un sentiment d'isolement), sur l'autonomie des étudiants dans l'apprentissage des savoirs (beaucoup ne savent pas organiser leur travail), sur les relations entre professeurs et étudiants (qui sont à une période de la vie où l'on cherche des maîtres à penser et à vivre, ce qui tend à pérenniser les schémas académiques comme le montre l'aspiration de nombreux étudiants à rester au sein de l'université en devenant professeur), sur les difficultés spécifiques des étudiantes (moins politisées, plus incertaines de leur avenir post-études et projetant d'elles-mêmes dans leur avenir professionnel les valeurs traditionnellement attachées aux femmes), etc.

De tous les facteurs de différenciation, l’origine sociale est beaucoup plus déterminante dans la réussite scolaire que l’âge, le sexe, l’affiliation idéologique ou religieuse. Un fils de cadre supérieur a 80 fois plus de chances d’entrer à l’université qu’un fils de salarié agricole et 40 fois plus de chance qu’un fils d’ouvrier (nota : statistique des années 60). Il existe donc en France un invisible "racisme de classe", qui ne s'affiche pas. En effet, l'influence des inégalités sociales n'est pas reconnue et cette cécité autorise à présenter toutes les inégalités, particulièrement en matière de réussite scolaire, comme des inégalités de dons individuels. Les classes privilégiées trouvent dans l’idéologie que l’on pourrait appeler charismatique (puisqu’elle valorise la « grâce » ou le don ») une légitimation de leurs privilèges culturels qui sont ainsi transmués d’héritage social en mérite personnel. Aujourd'hui, le système d’éducation doit, entre autres fonctions, produire des sujets sélectionnés et hiérarchisés une fois pour toutes et pour toute la vie. Ce système trouve son accomplissement dans le concours qui assure parfaitement l’égalité formelle des candidats mais qui exclut par l’anonymat la prise en considération des inégalités réelles devant la culture. En conséquence, la description des différences sociales (lieu de résidence, appartenance de classe, etc.) et des inégalités scolaires qu’elles fondent (accès à l'université, domaine des études [médecine, droit, lettres, sciences]), constitue en soi une mise en question du principe sur lequel repose le système éducatif actuel. Le dévoilement du privilège culturel anéantit l’idéologie qui permet aux classes privilégiées, principales utilisatrices du système d’enseignement, de voir dans la réussite la confirmation de dons naturels et personnels. En l’état actuel de la société et des traditions pédagogiques, la transmission des techniques et des habitudes de pensée exigées par l’Ecole revient primordialement au milieu familial. Tout enseignement présuppose un corps de savoirs, de savoir-faire et surtout de savoir-dire, qui constitue le patrimoine des classes cultivées. Toute démocratisation réelle suppose donc qu’on les enseigne là où les plus défavorisés peuvent les acquérir, c’est-à-dire à l’Ecole. La pédagogie rationnelle est à inventer et ne saurait en rien être confondue avec les pédagogies actuellement connues qui servent un système qui ignore et veut ignorer les différences sociales. Si l’on admet que l’enseignement réellement démocratique est celui qui se donne pour fin inconditionnelle de permettre au plus grand nombre possible d’individus d'acquérir, dans le moins de temps possible et le plus parfaitement possible, le plus grand nombre possible des aptitudes qui font la culture scolaire à un moment donné, on voit qu’il s’oppose aussi bien à l’enseignement traditionnel orienté vers la formation et la sélection d’une élite de gens bien nés qu’à l’enseignement technocratique tourné vers la production en série de spécialistes sur mesure.

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