Essais
de Michel de Montaigne

critiqué par AmauryWatremez, le 6 janvier 2015
(Evreux - 55 ans)


La note:  étoiles
Actualité des "Essais"
Dans les époques troublées comme la nôtre, les hommes de valeur n'ont souvent rien de mieux à faire que de s'enfermer dans leur bibliothèque, dans les écrits des anciens sages, de relire les livres qu'ils aiment tout en jouissant de la beauté de cette vie et de la Création comme le faisait Montaigne, un des plus célèbres maires de Bordeaux, à la différence que lui n'a jamais dû subir une peine de justice pour complaire à un maître ou un autre. Montaigne se faisait un plaisir d'être « guelfe avec les gibelins et gibelin avec les guelfes ». C'est un plaisir rare d'être signe de contradiction des certitudes, un plaisir véritablement aristocratique, bien qu'en contrepartie il faille évidemment souffrir une certaine solitude voire une solitude certaine.

La Lecture en particulier, à commencer par la lecture de romans, de poésie, la Littérature en général, l’Écriture sont dans les temps où la bêtise violente semble triompher des occupations considérées avec mépris par les fanatiques de tout bord, soient-ils religieux ou politiques, idéologues distingués ou juste grégaires, ou encore les trois à la fois. Il est à noter que les foules imbéciles, ce qu'elles sont le plus souvent, commencent toujours par brûler des livres avant toute chose. Et même si plus personne n'en lit, ou presque, les livres de Musso-Lévy ou les autofictions des Angot, Marie D. et autres n'étant pas exactement de la littérature au sens strict. L'on ressent presque tangiblement une haine profonde des Belles Lettres, une détestation de la culture, parce qu'elle élève l'âme et décourage a priori l'être humain de ne se livrer qu'à ses appétits...

Les trois tomes des « Essais » ont été écrits en ancien français, les traductions disponibles en français « moderne » sont cependant plus qu'honorables, et à celle de l'édition « Gallimard-Folio » je trouve que l'on peut préférer celle en « Livre de Poche » ainsi que son appareil critique, plus intéressant. Dans les deux premiers opus, Montaigne n'ose pas tellement aller plus loin qu'une compilation, certes passionnante, de citations antiques, qu'il commente selon ce qu'il en a compris, racontant de ci et de là de ces souvenirs personnels, reliant une phrase de Plutarque à un événement de son temps, un extrait d'un texte de Cicéron à ses réflexions. Il est beaucoup plus incisif dans le troisième tome livrant ses doutes sur l'humanité, sur la sottise, la cruauté, l'avidité, le goût du pouvoir et de la domination, la soumission du peuple à des démagogues cyniques ou décervelés ne songeant qu'à leurs intérêts et ainsi qu'il le rappelle :

« L'on serait assis sur le trône le plus haut du monde que l'on n'en serait pas moins assis que sur son cul ».

Auparavant, le potache moyen savait au minimum que Montaigne était l'auteur de cette belle phrase sur son amitié avec La Boétie : « Parce que c'était lui, parce que c'était moi ». Maintenant, au mieux se souviendra-t-il que Montaigne est le nom d'une avenue parisienne abritant diverses boutiques de luxe qui le font rêver car confondant la possession avec le bonheur. Michel Yquem dit Montaigne en a une toute autre définition, réellement humaniste et humaine : le Bonheur englobe tous les aspects de la vie, des plus petits aux plus remarquables, des plus insignifiants, du moins à première vue, à ceux qui paraissent extraordinaires au sens strict du terme. Le bonheur selon lui, il ne donne pas de recette miracle livrant seulement des clés au lecteur consiste dans l'épanouissement de ses dons, de sa culture, de sa capacité à ressentir ce que l'on vit, que ce soit le parfum d'une fleur, la beauté d'un visage aimé. Il ne s'agit pas de lire pour thésauriser les livres, tels ces acheteurs de « liseuses » électroniques ne faisant qu'amasser les ouvrages, ou pour se donner un genre cultivé, mais pour savoir s'ouvrir à tous les univers, tous les mondes créés par l'imagination et le monde.

Le cuistre, le crétin, ne lit pas de Littérature, lui, seulement des livres « sérieux », on le sait...

Enfin, Montaigne ne sombre pas dans le défaut quasiment insupportable de tous les penseurs modernes, et contemporains, depuis les « Lumières » et avant elles la plupart des philosophes après Descartes, il n'a pas de théories globales à imposer à ses lecteurs, pas de système de pensée, il ne croit pas être assez sage pour le faire, ce qui est un signe de sagesse remarquons en passant. C'est aussi une preuve de sa liberté d'esprit, de son indépendance face aux camps, aux coteries, aux chapelles se revendiquant tous comme légitimes bien entendu, justifiant par là même leur rejet de toute contradiction.
Expérience et réflexion d'un honnête homme 10 étoiles

Ce magistrat s'interroge sur les manières de devenir un honnête homme et les fondements d'une telle qualification. Il se base tant sur les écrits de l'Antiquité, sur Platon et Cicéron notamment, et sur son expérience personnelle, ses bonnes actions comme ses erreurs. Il souhaite s'élever, d'une part, en fonction des préceptes des sages qui l'ont précédé et par le poids du précédent que lui offre son vécu. L'humanisme, la relation entre les êtres humains, ce qui inclut les femmes, la religion, la santé, notamment sont analysés par ces prismes, dans une volonté de sagesse et sur l'appui de l'apport de la philosophie.
Cette réflexion ample, sur 1200 pages environ (mon édition étant en deux volumes), invite utilement à prendre du recul sur la manière d'organiser son existence, ce qui s'avère amplement nécessaire en ces temps fort troublés. Aussi ai-je apprécié ce paragraphe de la critique principale : "Dans les époques troublées comme la nôtre, les hommes de valeur n'ont souvent rien de mieux à faire que de s'enfermer dans leur bibliothèque, dans les écrits des anciens sages, de relire les livres qu'ils aiment tout en jouissant de la beauté de cette vie et de la Création comme le faisait Montaigne, un des plus célèbres maires de Bordeaux, à la différence que lui n'a jamais dû subir une peine de justice pour complaire à un maître ou un autre. Montaigne se faisait un plaisir d'être « guelfe avec les gibelins et gibelin avec les guelfes ». C'est un plaisir rare d'être signe de contradiction des certitudes, un plaisir véritablement aristocratique, bien qu'en contrepartie il faille évidemment souffrir une certaine solitude voire une solitude certaine."

L'ancien ne gêne pas vraiment à la compréhension, les notes éclairant les passages et mots obscurs, ainsi que les traductions des citations grecques et latines. La lecture en est juste quelque peu ralentie.

Voilà donc un classique de la philosophie qui mérite, à mon sens, son statut, et dont j'apprécie la démarche, comme le style.

Veneziano - Paris - 46 ans - 10 août 2020


un "honnête" homme 10 étoiles

Quand vous parlez de mise en français moderne en "Livre de poche", s'agit-il de la version de Pocket qui illustre votre pénétrante analyse ou de la version, collection "Livre de poche" ? Et le français moderne en question est-il une simple modernisation de l'orthographe, ce qui n'est déjà pas si mal, ou une vraie "traduction" ?
Oui, Montaigne reste sans doute un de nos maîtres. Le lycée est pour moi tellement lointain que je ne sais pas ce que nos jeunes en connaissent. Déjà, du temps de mes enfants, (années 90), ils ne faisaient qu'effleurer Molière (une farce en 6ème ou 5ème) et une comédie (en 2de ou 1ère), Corneille ("Le Cid", rien de plus) et Racine (une tragédie en 2de ou 1ère). Ce qui fait peu en matière de culture classique. Heureusement que nous les avons amenés au théâtre, nous, les parents.
Pour en revenir à Montaigne, voici quelques extraits (Essais, Livre 2, Apologie de Raymond Sebond") sur la conduite de la vie et pour en rajouter sur ce vous dites sur le bonheur, selon Montaigne :

"Les désirs sont ou naturels ou nécessaires, comme le boire et le manger, ou naturels et non nécessaires, comme l'accouplement avec les femelles, ou encore ni naturels ni nécessaires : ceux des hommes sont presque tous de cette dernière catégorie, ils sont superflus et artificiels" : que dirait-il de notre frénésie de consommation actuelle et de tous nos faux besoins alimentés par l'incessante publicité ?
"Le dérèglement et l'exagération de nos appétits dépassent toutes les inventions par lesquelles nous essayons de les assouvir".

Oui, lire Montaigne, c'est non seulement se préparer à mourir, mais surtout se préparer à bien vivre !

Cyclo - Bordeaux - 78 ans - 19 février 2018