Pour ce roman gagnant du prix Fémina en 1982, Anne Hébert a choisi un site se prêtant fort bien à l’art romanesque. Tous les Québécois savent très bien qu’il s’agit de l’île Bonaventure, qui fait face au célèbre rocher Percé. Déduction facile puisque que c’est dans cette aire insulaire que les magnifiques fous de Bassan ont choisi pour s’y reproduire. Ce sont d’élégants oiseaux blancs rappelant les oies. Aujourd’hui inhabitée, l’île était jadis occupée par des pêcheurs et des paysans. L’auteure en a fait un regroupement de loyalistes (Américains refusant l’Indépendance) vivant dans une agglomération baptisée du nom de Griffin Creek.
La trame se compose de six récits ancrés sur les mêmes journées et les mêmes scènes. Trois sont datés de 1936 et deux de 1982. Le décalage assure le sens de l’œuvre par de multiples échos tout en lui conférant une aura poétique. Décalage qui permet de joindre le passé à la sensibilité du lecteur afin de l’intéresser au suicide de la femme du pasteur Jones et à la disparition des cousines Atkins.
La singularité des personnages est nouée à la fonction et à la signification du rivage. Chacun évolue dans un décor typé, annonciateur d’un milieu tragique survolé par de sombres anges ailés et soumis aux intempéries de la mer. Un décor semblable à celui d’un Faulkner boréal, empreint d’une fureur masquée par les mots qui évoquent des images à donner des frissons. Aucun ne peut échapper aux terreurs qui couvent dans un huis clos limité aux quelques insulaires de Griffin Creek. Les crimes de guerre, la religion et une sexualité morbide frappent le destin de ses habitants. Il est intéressant de voir comment Anne Hébert soumet tout un chacun aux furies des cœurs comme à celles de la mer qui détruit le rivage en causant l’érosion d’une île appelée dans des milliers d’année à disparaître comme le fameux rocher Percé pour lequel on prévoit 6000 ans d’existence. Finalement, on assiste au rite fatal de la mort.
Ce roman envoûtant s’adresse à un lectorat sensible au destin des âmes prises dans un milieu fermé, susceptible de passions dévastatrices. Comme l’a écrit l’auteure : « L’abîme de la mer nous contient tous, nous possède tous et nous résorbe à mesure, dans son grand mouvement sonore. »
Contrairement à ce que croit Charles Trenet, la mer ne berce pas les coeurs pour la vie.
Libris québécis - Montréal - 83 ans - 2 mars 2015 |