La courtisane et les poussins
de Krzysztof Niemczyk

critiqué par Eric Eliès, le 28 juin 2015
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Une évocation hallucinée, qui peut se lire à plusieurs niveaux, de la Pologne d'après-guerre, pleine de violence sourde et d'onirisme fantasmagorique
L’œuvre littéraire de Krzysztof Niemczyk, présentée par le 4ème de couverture comme une figure légendaire et underground de la Pologne communiste des années 70/80, se compose de cet unique roman, qui fut traduit et publié en France avant d’être diffusé dans son propre pays. Le style, ample et puissant, parfois grandiose, de l’auteur, qui est capable d’évoluer sur plusieurs registres (du fantasme onirique à la satire sociale), s’apparente, par son ironie cruelle et sa violence oppressante, à celui de Witold Gombrowicz dont il reprend par ailleurs certains thèmes fétiches : la violence des désirs refoulés, la lutte des générations pouvant aller jusqu’au meurtre, les contradictions entre les aspirations individuelles et le poids des conventions sociales, etc.

Dans ce roman, une vieille courtisane de luxe, qui dépérit dans un hospice de retraités, rêve de retrouver les fastes de sa vie d’avant-guerre. Se maquillant tous les jours avec l’aide d’une jeune paysanne fascinée par son aura, elle ne cesse, par lettre et par téléphone, de harceler ses anciens soupirants jusqu’à ce que l’un d’entre eux, un émérite professeur devenu un notable de la nouvelle société, ne songe à elle pour pervertir ses jeunes neveux, dont il assure la garde et l'éducation. En effet, le professeur n’éprouve que mépris pour sa famille aux aspirations de « petit bourgeois » et souhaite les humilier, voire les détruire pour les empêcher de profiter de leur futur héritage. Pour assurer son succès, après s’être assuré que l’âge n’avait pas eu prise sur la courtisane (le test d’embauche dans la maison de retraite constitue la première scène « dantesque » du roman), le professeur, comme une sorte de Pygmalion pervers et manipulateur, commence à la modeler, en lui imposant des séances de chirurgie esthétique, puis à l’instrumentaliser mais le piège subtil qu’il a ourdi va se retourner contre lui. Contraint d’épouser la courtisane, qui s'oppose à ses projets qu'elle juge abjects, le professeur va subir les outrages de la jeunesse dont il a déchaîné les instincts, jusqu’à subir une mort grotesque. La courtisane, devenue le jouet et l’otage d’une horde d’adolescents dépravés par l’alcool, les drogues, la musique psychédélique, etc. se réfugie dans ses rêves. Seule créature innocente capable d’empathie envers son prochain (tout en étant néanmoins capable d'organiser le viol de sa servante), elle tente vainement d’échapper à l’emprise tyrannique de ses neveux et de leurs amis, qui par nihilisme se moquent de tout et de tous ; elle s'efforce également de réparer les conséquences de leurs gestes de cruauté, notamment à l'issue d'une virée en voiture à la campagne où ils ont offensé et ridiculisé les paysans (agriculteurs, bergers, etc.) croisés en chemin...

Rigoureusement construite, la progression narrative, dont les évolutions sont très difficiles à anticiper et même parfois difficiles à suivre, installe une tension croissante, qui semble s’acheminer inexorablement vers une fin paroxystique en emportant le lecteur, qui acceptera ou n'acceptera pas d'être balloté par son flot impétueux. L'atmosphère du roman, où la violence omniprésente, sourde au départ puis exacerbée, apparaît comme l’exutoire des luttes individuelles que se livrent entre eux tous les personnages, est hantée par les mensonges, les non-dits et le spectre de la guerre, que symbolise l’immense colombe "Mir" d’un cortège pour la paix parcourant la ville. Au-delà des péripéties de la séduction des neveux, le récit est ponctué d'actes et de crimes sordides (humiliations, viol, meurtre, etc.) et de scènes hallucinées, souvent d’une grande sauvagerie malgré l’élégance formelle du style (comme celle où, sous un orage diluvien, une femme enceinte accouche en pleine rue d’un enfant mort-né ou l’assassinat du fiancé d’une jeune paysanne qui finit piétiné à mort par son taureau rendu fou furieux) et parfois d’un onirisme surréaliste (notamment la cérémonie de mariage puis le long périple fantasmagorique de la courtisane en plein délire sur le dos d’un cochon volant !). Cet épais roman (qui comporte quelques longueurs) marque durablement le lecteur par le climat de duplicité et de folie maîtrisée qui imprègnent toutes les pages, avec une intensité croissante où la violence côtoie l’onirisme et le grotesque…