Grille de parole
de Paul Celan

critiqué par Septularisen, le 16 juillet 2015
( - - ans)


La note:  étoiles
Et le trop de mes paroles : déposé sur le petit cristal dans le fardeau de ton silence
Disons le tout de suite, la merveilleuse poésie de Paul CELAN se mérite, aussi bien parce que sa lecture est exigeante, difficile, mais aussi et surtout parce que c’est une poésie vivante, en évolution en « fuite » permanente devant son lecteur… A peine croit-on avoir saisi le sens d’une phrase, que dix autres nous apparaissent, à peine croit-on avoir compris ce que le poète veut dire… Que la ligne suivante vient tout contredire !…

Grille de parole (Sprachgitter 1959), est le quatrième recueil de poèmes paru du vivant de Paul CELAN : C’est un poésie très moderne qui pourrait sans problèmes avoir été écrite par une écrivain d’aujourd’hui, brisée, éclatée, décomposée.

Je dois dire avoir été surpris par l’originalité de cette poésie avec p. ex. des mots qui reviennent plusieurs fois, un peu comme si l’auteur avait voulu insister sur leur importance ou leur signification profonde :

Toi
tu enseignes
tu enseignes à tes mains
tu enseignes à tes mains tu enseignes
tu enseignes à tes mains
dormir.

Il y a aussi p. ex. des mots entre parenthèse, comme si l’auteur voulait, mieux nous expliquer sa poésie, mieux nous faire comprendre ce qu’il dit :

Taie sur l’œil :
pour que soit préservé
un signe qui traverse l’obscur,
que le sable (le gel ?) d’un temps étranger
pour un Toujours encore plus étranger
ravive, et comme consomme
vibrant sourd accorde.

Il faut aussi bien prendre soin de sa lecture, car une des figures de style qui revient le plus souvent chez le poète est l’ellipse :

Vous cathédrales.
Vous cathédrales, pas vu
vous fleuves, pas entendu
vos horloges si profondes en nous.

Que dire de plus de la poésie de Paul CELAN tant celle-ci est complexe et novatrice ? S’il a souvent été réduit à être le poète qui a réussi la symbiose entre la poésie occidentale et les traditions juives, il est un peu trop réducteur de juste le cantonner à ce rôle. Les influences de certains grands poètes sont très visibles, citons entre autres, Charles BAUDELAIRE, Ranier Maria RILKE, Giuseppe UNGARETTI et les russes Sergeï ESSENINE, Alexandre BLOCK et Ossip MANDELSTAM…

Je trouve que c’est une poésie d’une originalité et d’une fluidité impressionnante, on aime la lire (et encore plus en Allemand d’ailleurs…), rien que pour « entendre » les mots s’enchaîner, s’enrouler, s’enraciner les uns derrière les autres avec une facilité déconcertante…

Toutefois, tout ce que je pourrais dire sur la poésie de Paul CELAN ne serait bien sûr que réducteur… Aussi le mieux est donc comme toujours de la lire…

TENEBRAE

Nous sommes proches, Seigneur,
proches et saisissables.

Saisis déjà, Seigneur,
engriffés l’un dans l’autre, comme si
le corps de chacun de nous
était ton corps, Seigneur.

Prie, Seigneur,
prie-nous
nous sommes proches.

Tout déjetés, nous sommes allés,
sommes allés nous courber
vers le creux et le cratère

Nous sommes allés à l’abreuvoir, Seigneur.

C’était du sang, c’était
ce que tu as versé, Seigneur.

Il brillait.

Il nous jeta ton image aux yeux, Seigneur.
Les yeux, la bouche sont si ouverts, sont si vides, Seigneur.

Nous avons bu, Seigneur.
Le sang et l’image qui était dans le sang, Seigneur.

Prie, Seigneur.
Nous sommes proches.

Le même dans sa langue d’origine :

TENEBRAE

Nah sind wir, Herr,
nahe und greifbar.

Gegriffen schon, Herr,
ineinander verkrallt, als wär
der Leib eines jeden von uns
dein Leib, Herr.

Bete, Herr.
bete zu uns.
wir sind nah.

Windschief gingen wir hin,
gingen wir hin, uns tu bücken
nach Mulde und Maar.

Zur Tränke gingen wir, Herr.

Es war Blut, es war,
was du vergossen, Herr.

Es glänzte.

Es warf uns dein Bild in die Augen, Herr.
Augen und Mund stehn so offen und leer, Herr.
Wir haben getrunken, Herr.
Das Blut und das Bild, das im Blut war, Herr.

Bete, Herr.
Wir sind nah.

Ecoutez Paul CELAN lire lui-même ce poème en allemand ici :
https://www.youtube.com/watch?v=-LXup9dHXE8

Un recueil de poésie que je recommande donc à tous, une très bonne initiation à l’œuvre de l’un des plus grands poètes du XXe S.
Rappelons que l’œuvre de Paul CELAN a été récompensée par le Prix Georg-Büchner en 1960 et celui de la Ville de Brême en 1958, il a également été nominé à de nombreuses reprises pour le Prix Nobel de Littérature.