La montagne vive / Bergeries
de Marcel Migozzi

critiqué par Eric Eliès, le 28 juillet 2015
( - 50 ans)


La note:  étoiles
A travers les alpages et les bergeries abandonnées, au-dessus des vallées qu'obscurcit l'ombre portée de la mort
Contrairement à ce que j’imaginais avant de commencer la lecture du recueil, il ne s’agit pas ici d’une réminiscence du voyage en Isère, évoqué dans d’autres ouvrages, que Marcel Migozzi fit en 1943, quand il était encore enfant, pour échapper à la dureté de la guerre. En fait, il semble que ce recueil, un peu à l'instar de la poésie de Jaccottet (dont Marcel Migozzi est un fervent lecteur et admirateur), emmêle les époques d’une vie (enfance, adolescence et même vieillesse advenue en annonçant l’ombre de la mort qui suinte du bois et de la paille) dans un paysage de campagnes et d’alpages qui n’est lui-même d’aucune époque, tant il semble immémorial malgré le passage du temps (comme en témoigne ce village et ces bâtisses abandonnés que les herbes et le silence ont envahis). Seules quelques évocations technologiques enracinent les fermes dans notre contemporanéité et semblent revivifier les murs des vieux bâtiments « grâce au tracteur, la remise rajeunissait »…

Il ne s’agit pourtant pas ici de faire la louange du siècle et du progrès : le recueil célèbre avant tout la montagne et la communion possible de la nature avec l’homme qui vit accroché à ses flancs (le berger ou le paysan) ou qui est simplement venu y camper, effleurant le ciel plus proche (« le ciel nous attend sur un éboulis ») et savourant le plaisir d’un instant présent intensément vécu : respiration profonde du marcheur qui surmonte sa fatigue, rencontre fugace avec une marmotte, contemplation des fleurs, des lacs, des glaciers et des cimes ou savouration d’une pomme… Le verbe « se pommer » est d’ailleurs récurrent dans tout le recueil (« De la montagne à faire signe / Ce sont les lacs. De loin / Les seuls / A pommer leur cœur d’eau ») ; il est associé aux expériences d’extase sensorielle comme si cette pomme croquée « depuis toujours je devais en arriver là, au cœur (de ton pouvoir sur ma chair) de cette jeune pommeraie, sous ce pommier, devant cette pomme-là de ciel frais tout aspergée » avait constitué les prémices d’un rituel d’intronisation dans la réalité de la montagne et la découverte d’une plénitude possible. En lisant ce poème, j’ai songé à Guy Goffette qui évoquait, lors du salon du livre de Toulon, un souvenir d’enfance similaire, où il connut une sorte de révélation en croquant dans un fruit cueilli à l’arbre. Il n’y a pas, dans ces poèmes courts consacrés à la montagne, ce sentiment d’inaccessibilité qui hante un poème de jeunesse (« Incompatibilité ») de Baudelaire, qui se sent rejeté par la pureté des cimes et des lacs de montagne. Au contraire, l’auteur sent qu’il pourrait ici vivre et mourir, intégré à l’harmonie rustique de ce monde

La barrière

J’aimerais une existence de barrière dans du bois grossier mal choisi avec bonheur.
Humble, disponible, je vieillirais dans l’alignement, fidèle à des limites d’arbres, sans écrit.
Un jour mon immobilité déclouée s’effondrerait dans l’herbe sans que la poussière ait à se soulever pour moi

et souhaitant, dans un autre poème : « plus tard qu’un pré me passe sur le corps, c’est un vœu. »

Pour le lecteur qui connaît bien l'œuvre de Marcel Migozzi, ce désir de mort paisible et sans cérémonie, qui restitue le corps à la nature au lieu qu'il soit comme englouti par le vide de la tombe, souligne davantage l'horreur de l'agonie clinique et du lent dépérissement en chambre d'hôpital, qui hante ses recueils plus récents.

La vie pastorale est évoquée avec de belles et frappantes images, comme celle du troupeau de brebis « d’un seul corps pour vingt têtes qui bêlent», et avec des verbes qui personnalisent animaux et éléments « je me souviens d’avoir rencontré le fumier pendant la guerre », « le tracteur rouge au point de se confier », « le glacier se salit dès qu’il touche / la terre effraie / jusqu’aux enfants », les mêlant intimement à l’humanité sans souci de distinguer entre les choses nobles et celles prétendues sales. Même s'ils sont symboles d'animalité voire de pourriture, le foin engrangé et le fumier où se mêlent les fluides animaux sont omniprésents : enfant, le jeune Migozzi semble avoir été enivré par ces senteurs fortes de la ferme, jusqu’à la jouissance olfactive. La paille peut aussi être le matelas des premiers amours, fantasmés ou vécus... Tout ce qui suinte du corps (sang, urine, excréments, sperme, etc.) est d’ailleurs évoqué au moins une fois dans le recueil…

Le ton grave de la dernière partie, composée d’une suite d’évocations intitulée « Bergeries », renoue avec les thèmes usuels de Marcel Migozzi, qui évoque l’œuvre du temps et les souvenirs d’enfance, avec une sincérité émouvante même si elle peut par moments sembler impudique ("[...] corps des masturbations / dans l'alcôve caillée, / quand l'inconscience se troublait / de la première envie de viol / dans de la paille capitale "), mais, surtout, l’approche de la mort, suggérée avec une retenue sereine (bergerie4)

Bergerie 4, c’est la nuit
que souffrir et se plaindre s’éloignent
dans le froid, la tendresse
descend se dorer à la chair,
la tentation de se tasser et de vieillir
tiédit dans les épaules, et des poussières
ont d’énormes coussins de laine [...]

ou avec une lucidité cruelle (bergerie14)

Bergerie 14, c’est bien cette puanteur
qui ne trompe pas des mots
se décomposant au milieu d’une phrase,
des années passent
sur le corps en un instant de solitude
d’illusions, il se forme
un dépôt noir, un doigt de juge
à la tête du lit,
se dessèche la pleine peau des seins
des hanches, c’en est fini
de cette pastorale aux fondations de chair,
chacun dans ses propres odeurs descend
toujours plus bas, dans la vallée où les cyprès
font l’unanimité, amen