Le peu du monde/Je te salue jamais
de Kikī́ Dīmoulá

critiqué par Septularisen, le 1 septembre 2015
( - - ans)


La note:  étoiles
Et les coïncidences meurent sans être aimées

Vent du sud. Douleur infernale dans les os.
J'entends par là les cintres personnels servant
à trimballer sans la froisser notre image
ce VRP de notre durée.
(...)
Pour ces douleurs il existe dit-on
une poudre miraculeuse
en quoi nous nous changeons.

(Extrait de "Lueurs d'inexistence")

Très peu, trop peu connue et traduite en français, Kiki DIMOULA (Née à Athènes en 1931) est pourtant la grande représentante contemporaine de la poésie grecque. Ce recueil nous propose deux titres « Le Peu du monde » paru en 1971 et « Je te salue Jamais » paru en 1988.
Le premier est recueil de « jeunesse » plus fougueux, plus emporté, dans le second, l’auteur s’est assagi et son écriture s’est développée et personnalisée. Le tout est très intéressant en ce qu’il permet d’avoir une vision complète sur le cheminement suivi par le style de la poétesse.

Ecrire sur la poésie de Kiki DIMOULA, (qui n’est pas sans rappeler celle d'Andrew MARWELL et John DONNE, ou plus près de nous Emily DICKINSON et Thomas Stearns ELIOT), est une tâche ardue, malgré tout mon enthousiasme et mon admiration, tant sa voix est particulière, abstraite mais directe, sombre mais éclairée, mêlant dérision et mélancolie, lucidité et imagination débordante, métaphores et invention verbales, grotesque et tendresse, images et réalité…
C'est une poèsie exigeante, parfois difficile et qui requiert beaucoup d'attention et de concentration à sa lecture, sous peine de voir son esprit "s'envoler" vers les méandres de vos propres souvenirs, sous l'influence de ces vers. Croyez-moi, c'est vrai, ce m'est arrivé des dizaines de fois pendant ma lecture!

La mémoire, l’usure du temps, la mort, la philosophie, la théologie, l'absence de l’être aimé, les souvenirs, l’instant présent et l’instant qui passe, sont les thèmes qui reviennent le plus souvent.
Dans cet univers qui n’appartient qu’à elle, Kiki DIMOULA utilise des symboles (qui reviennent de manière tout à fait inattendue…), pour parler de ses thèmes de prédilection. Symboles qu’elle glisse dans des scènes de la vie quotidienne d’une personne qui pourrait être… Vous, ou moi ! Ainsi p. ex un symbole qui revient souvent est… La photographie !

Puisque la photographie permet ici de parler de l’instant : « Allez, je te pardonne, instant que je fus », mais aussi de la mémoire : « depuis le fin fond d’une nostalgie /je reçois de tes nouvelles : / te voilà devenu l’habitué / d’une de tes vieilles photographies / bien en vue dans la tension du papier. » ou encore mieux « Ta photo s’est presque imposée. / (…) Jour après jours elle me convainc que rien n’a changé / que tu as toujours été ainsi, être de papier / photo de naissance quand je t’ai rencontré ».
Mais aussi, le temps qui passe : « Change au mois / de temps en temps l’eau de mes photographies. » ou bien sûr l’absence : « ta main est seule / dans la nuit carrée de la photo », ou encore « J’ai beaucoup parlé. Aux gens, / aux lampadaires, aux photos » ou tout simplement le passé : « Y avait-il une barre dès le début / ou est-ce le montage du photographe » (…)

Autre thème de prédilection, l’absence de l’être aimé : «Pas de nouvelles de toi. / Ta photo stationnaire. / Comme quand il pleut sans pleuvoir», ou encore « Tes photos qui m’entourent, voyeuses, cadres supérieurs/ dans une florissante société de murs ».
La poétesse « parle » ici littéralement aux photographies pour parler à l’être aimé absent : « Tes cheveux ce soir m’ont l’air plus gris / tandis que je les coiffe de pensées confuses. / Que t’arrive-t-il ? As-tu vieilli d’être photo longtemps / ou t’a-t’elle dit du mal de moi, / ma mauvaise conscience, la vipère ?».
Ses métaphores forcent l'admiration : " Je tourne la photo, / car l'usage prolongé des miracles / provoque l'accoutumance."

Voilà, rien ne sert d'en dire plus sur Kiki DIMOULA, la voix poétique la plus célèbre dans la Grèce d'aujourd'hui, Il faut juste partir à la découverte de cette merveilleuse voix, vite, très vite, avant qu’elle ne s’éteigne définitivement...

Du recueil « Le Peu du monde » :

SIGNE DE RECONNAISSANCE
Statue de femme aux mains liées

Tout le monde t’appelle aussitôt statue
et moi aussitôt je te donne le nom de femme.

Tu décores un jardin public.
De loin tu nous trompes.
On te croirait légèrement redressée
pour te souvenir d’un beau rêve,
et prenant ton élan pour le vivre.
De près le rêve se précise :
tes mains sont liées dans le dos
par une corde de marbre
et ta posture, c’est ta volonté
de trouver quelque chose qui t’aide
à fuir l’angoisse du prisonnier.
On t’a commandée ainsi au sculpteur :
prisonnière.
Tu ne peux
peser dans ta main ni la pluie
ni la moindre marguerite.
Tes mains sont liées.

Ce n’est pas seulement le marbre qui te garde
comme Argus. Si quelque chose allait changer
dans le parcours des marbres,
si les statues entraient en lutte
pour conquérir la liberté, l’égalité,
comme les esclaves,
les morts
et notre sentiment,
toi tu marcherais
dans cette cosmogonie des marbres
les mains toujours liée, prisonnière.

Tout le monde t’appelle aussitôt statue
et moi tout de suite je t’appelle femme.
Non pas du fait que le sculpteur
a confié une femme au marbre
et que tes hanches promettent
une fertilité de statue,
une belle récolte d’immobilité.
À cause de tes mains liées, que tu as
depuis que je te connais, tous ces siècles,
je t’appelle femme.

Je t’appelle femme
car tu es prisonnière.

Kiki DIMOULA a reçu en 1989 le Premier prix d’État pour son recueil « Je te salue Jamais ». Elle a reçu le « Prix Européen de littérature » en 2009 et a été nominée à de nombreuses reprises pour le Prix Nobel de Littérature.