Physique quantique et représentation du monde de Erwin Schrödinger
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Présentation de la mécanique quantique et de ses implications philosophiques par l'un des fondateurs de la théorie
Ce petit livre rassemble le texte d’une conférence publique donnée en 1950 à Dublin et un article de 1935 paru dans la presse scientifique, qui visent tous deux à présenter au grand public averti un point de situation sur la théorie quantique. Les notes d’explication sont abondantes car la lecture est, à certains moments, difficile pour le non-spécialiste qui méconnaît les fondements de la théorie quantique et/ou les controverses qu’a suscité cette révolution conceptuelle au sein de la communauté scientifique. La préface et les notes de Michel Bitbol révèlent le rôle essentiel de Schrödinger, scientifique helléniste pétri de philosophie et de culture classique, qui a défendu une vision originale de la mécanique quantique et a constitué un contradicteur exigeant dont la rigueur et la profondeur d'esprit ont incité Bohr et Einstein à affiner leurs argumentations respectives.
Au-delà de leur valeur intrinsèque, ces deux essais montrent que la pensée scientifique a totalement investi le champ philosophique et que les problématiques posées par les théories physiques interrogent l’essence même de l’Etre et notre rapport au monde. La mécanique quantique remet en cause notre compréhension de la matière et semble atteindre les limites de notre capacité de représentation, dont Schrödinger sous-entend qu’elle avait très peu progressé depuis les intuitions géniales des philosophes grecs (notamment Anaximène, Protagoras et Démocrite, dont il fait un très vibrant éloge) qui ont bâti, par l’observation et la puissance du raisonnement, les fondements de la théorie atomiste.
1. Conférence de 1950 :
Schrödinger commence sa conférence en évoquant les dangers concrets d’une civilisation technologique et matérialiste (il cite longuement « La révolution des masses » d’Ortega y Gasset, dont il recommande chaudement la lecture - nota : ce livre est référencé sur CL sous le titre "La révolte des masses" : pour ceux qui sont intéressés, j'en ai fait une critique secondaire en novembre 2012). Puis il souligne la contribution de la science à la pensée philosophique, bien plus importante à ses yeux que ses applications pratiques dans le développement des techniques, et son apport essentiel à toute tentative de répondre à la question « qui sommes-nous ? ». En effet, la théorie quantique a bouleversé notre compréhension de la matière en provoquant plusieurs ruptures majeures :
• Il faut abandonner toute notion (notamment celle de trajectoire) ou toute théorie permettant une représentation continue des phénomènes physiques. La notion de trajectoire, dont la représentation par une fonction continue des coordonnées spatiales et du temps semble permettre une précision infinie, était de toute façon inadéquate car elle prêtait le flanc aux paradoxes mathématiques de la « puissance du continu ». Le succès de la théorie atomiste s’explique par la possibilité d’échapper à une représentation continue de la matière ; néanmoins, ce sont les quanta qui ont consacré définitivement l’inanité de la représentation classique continue (au grand désarroi de Planck qui fut tout d’abord effrayé des implications de sa théorie sur les échanges discontinus d’énergie) et l’impossibilité d’une observation continue de la matière.
• Il n’est plus possible de croire en l’individualité de corpuscules doués d’une existence permanente, c’est-à-dire de considérer qu’une particule détectée à l’instant t1 est la même que la particule détectée à l’instant t0 même si une notion de trajectoire semble les lier. Nous sommes aujourd’hui contraints de penser en termes d’ondes et de mécanique ondulatoire, incompatibles avec l’idée de localisation spatiale. L’individualité des particules découlait de l’usage commun du langage, qui avait faussé notre représentation par un élargissement abusif de la notion d’identité des objets macroscopiques (voire des êtres vivants) : cette identité n’est pas engendrée par la nature des matériaux qui constituent l’objet mais par leur configuration, donc un corpuscule, considéré isolément, ne peut avoir d'identité.
• La causalité déterministe stricte des lois de la mécanique, qui inclut le principe de l’action proche (ie la situation de l’état physique en un point P à un instant t est totalement déterminé par l’état physique du voisinage de P à un instant antérieur), ne fait plus sens. La discontinuité des lois ne permet plus de définir le voisinage de P et l’intervalle de temps associé à ce voisinage. En fait, les lois quantiques constituent des catalogues d’états possibles qui ne permettent pas la prédiction exacte du futur et c’est la mesure qui provoque (ou semble provoquer) l’actualisation d’un des états possibles en état réel, sans toutefois que la théorie permette d’accéder par la mesure à une connaissance exhaustive de cet état.
Schrödinger développe les conséquences philosophiques du bouleversement engendré par les lois quantiques. Pour ce faire, il s'appuie sur Saint-Augustin qui avait exposé, au 5ème siècle, le paradoxe de la conscience et du libre arbitre individuel dans un monde régi par l’omnipotence et l’omniscience de Dieu : son raisonnement peut parfaitement être repris par les scientifiques, en considérant que l’omnipotence de Dieu s’exerce par les lois physiques dont le déterminisme semble incompatible avec le sentiment de notre liberté. Certains penseurs modernes (comme le scientifique Pascual Jordan) se sont empressés d’expliquer l’existence du libre arbitre par les propriétés probabilistes des lois quantiques. Schrödinger (qui cite Ernst Cassirer) condamne cette attitude car il est impossible de justifier le sentiment du libre-arbitre et de fonder une éthique sur le hasard des probabilités. En outre, les lois quantiques restent des lois déterministes : le catalogue des possibilités et son évolution sont précisément définis. Pour Schrödinger, le paradoxe du libre-arbitre réside dans notre répugnance à admettre que nos comportements sont déterminés ; il souligne néanmoins que cette réalité est intuitivement comprise, comme le démontre l’engouement populaire jamais démenti pour les arts divinatoires et l’astrologie.
2. Article de 1935 :
Ce très long article a l’ambition de présenter la situation actuelle (en 1935) en mécanique quantique ; il fait écho à l’article publié la même année par Einstein, Podolsky et Rosen, qui s’efforce de démontrer l’incomplétude de la théorie quantique par la violation des lois que semble permettre l’intrication quantique de deux particules distantes (P1 et P2) en offrant la possibilité théorique de contourner les relations d’incertitude d’Heisenberg en procédant, simultanément, à la mesure de la vitesse de la particule P1 et à la mesure de la position de la particule P2. Schrödinger, qui s’opposait à l’école de Copenhague (incarnée par Bohr et Heisenberg), souligne la pertinence du problème posé par Einstein mais il n’adhère pas à la volonté d’Einstein, qui supposait que la mécanique quantique n’était qu’une description statistique superficielle, de chercher à retrouver un déterminisme complet des phénomènes physiques.
Pour Schrödinger, le paradoxe EPR achoppe sur la nature du temps, qui jouit d’un statut particulier dans les théories physiques car il est considéré comme un simple paramètre. Or la mesure du temps devrait être soumise aux mêmes règles que la mesure de toute grandeur physique : il est donc interdit de penser que l’on peut effectuer exactement au même moment (ce qui suppose une mesure précise du temps) une mesure précise des grandeurs physiques de deux particules distantes.
(nota : Schrödinger ne fait pas l’hypothèse d’un écoulement discontinu du temps ; néanmoins, sa remarque semble signifier l’existence d’un quantum temporel).
L’article est essentiellement consacré au problème de la mesure dans la théorie quantique, qui semble provoquer l’actualisation d’un état parmi tous les états possibles autorisés par la fonction d’onde, comme si la mesure de l’observateur modifiait l’état de la nature. Entre deux mesures successives, l’école de Copenhague considère que les variables sont floues, ie que les relations de Heisenberg traduisent l’indétermination des grandeurs physiques et non simplement une incertitude sur les valeurs de ces grandeurs. Schrödinger refuse d’envisager que la réalité puisse être floue (cf le paradoxe du chat) : pour lui, la discontinuité due à la mesure résulte du couplage entre deux objets (celui qui est mesuré et celui qui mesure) qui a pour effet d’annuler brusquement la fonction d’onde de la particule isolée. Néanmoins, même si la nature n’est pas floue, il est impossible d’en avoir une représentation exacte en raison des limites (parfaitement définies par la théorie quantique) à la connaissance maximale d’un objet ou d’un système (nota : la connaissance maximale d’un système ne correspond pas à la sommation de la connaissance maximale de ses parties).
La célébrité de cet article est due au paradoxe du chat, qui a focalisé l’attention des lecteurs et des commentateurs par son caractère frappant et très imagé, en évoquant la possibilité théorique d’un chat ni vivant ni mort dans l’attente de la mesure que doit effectuer un opérateur. Il est assez étonnant de constater comment le « chat de Schrödinger », présenté en quelques lignes comme un simple exemple des fragilités conceptuelles de l’école de Copenhague, est devenu emblématique de la théorie et a éclipsé partiellement le reste de l’article.
Les éditions
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Physique quantique et représentation du monde [Texte imprimé] Erwin Schrödinger introd. et notes par Michel Bitbol
de Schrödinger, Erwin Bitbol, Michel (Editeur scientifique)
Seuil / Collection Points. Série Sciences
ISBN : 9782020133197 ; 8,10 € ; 18/03/1992 ; 185 p. ; Poche
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