La femme gelée de Annie Ernaux

La femme gelée de Annie Ernaux

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Cyclo, le 29 septembre 2015 (Bordeaux, Inscrit le 18 avril 2008, 79 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (13 296ème position).
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Un constat implacable

Je suis tout étonné que "La femme gelée" ne figure pas au catalogue des "critiques libres" !
C'est pourtant dans l'oeuvre d'Annie Ernaux - tellement riche en livres superbes, souvent très brefs, et qui rendent à la perfection le climat de notre époque, en tout cas, de la mienne, de ma génération - un livre fondateur.
Ce fut le premier livre d’elle que j’ai lu, au début des années 80 (il date de 1981), et c'était encore un roman. Je viens de le relire, il n'a pas pris une ride.
C'est un étonnant portrait de femme, vraisemblablement très autobiographique, où elle remonte à l’enfance et dresse des portraits inoubliables de la mère (qui était "l’homme" de la maison) et du père, doux et rêveur. Portrait sociologique aussi d’une classe sociale où le ménage compte peu pour beaucoup de femmes : "La poussière, le rangement, elles s’en battaient l’œil, s’excusaient tout de même, pour la forme, « faites pas attention à la maison », disaient-elles." Où surtout les familles nombreuses pullulaient : "Pas besoin d’un dessin pour savoir très tôt que les gosses, les poulots comme tout le monde disait autour de moi, c’était la vraie débine, la catastrophe absolue."
Pour s'en sortir, il y a les études, où les parents vont la pousser et la faveur qu’ont eue très rapidement les livres : l'héroïne (mais on devine qu'il s'agit de la petite Annie) lit "Autant en emporte le vent" à neuf ans, avec délectation, elle y découvre les horreurs de l’accouchement. Devenue jeune femme, elle se met en ménage, et elle découvre aussi la vie de couple et le rôles des genres (comme on dit aujourd'hui avec raison, n'en déplaise à certains) : pour la voiture, par exemple, "Bien sûr, c'est lui qui conduit, un détail, tu tiens vraiment à prendre le volant, il me cède comme si c'était un caprice ridicule de gamine butée" ; et à la cuisine, alors qu'elle espérait un partage des tâches – tous deux étant étudiants : "Elle avait démarré, la différence. Par la dînette. Le restaurant universitaire fermait l'été. Midi et soir, je suis seule devant les casseroles" ; elle finit par se demander si tout ça est normal : "À la fac, en octobre, j'essaie de savoir comment elles font les filles mariées, celles qui, même, ont un enfant. Quelle pudeur, quel mystère, « pas commode » elles disent seulement, mais avec un air de fierté, comme si c'était glorieux d'être submergée d'occupations."
Et quand plus tard, le mari a trouvé du boulot, elle, bien sûr, prise entre les courses, la vaisselle, le bébé, entre ménage et déjeuner (comme chantait Jean Ferrat), elle échoue au CAPES, ce qui n'empêche pas qu'elle doive assurer un "ordre où il valait mieux aussi que la table soit mise, l'épouse accueillante, le repos du chef, sa détente, et il repartira requinqué à deux heures moins le quart pour rebosser."
Tout est dit sans aucune méchanceté, comme un simple constat un peu amer. Je n'ai pourtant jamais lu un réquisitoire aussi implacable contre notre société qui impose au couple une place subalterne à l'une et privilégiée à l'autre. Et je pense à ma mère et aux femmes de son époque : elles ont tellement subi cet ordre de choses que je comprends les femmes d'aujourd'hui de vouloir vivre autrement : y arrivent-elles, pas sûr, car rien n'est jamais gagné ! Et au passage, on peut lire une dénonciation savoureuse - ça m'a bien fait rire - autant que terrible du fameux livre "J'élève mon enfant"...
On peut voir "La femme gelée" comme une application romanesque (quoique vraisemblablement très autobiographique) du "Deuxième sexe" de Simone de Beauvoir. Impressionnant de justesse et de vérité, ce livre, au dire d'Annie Ernaux, n'a plu ni au MLF de l'époque, et encore moins, évidemment, aux magazines féminins, du type "Elle". Trop concret, et par là-même trop violent (même si la violence est feutrée), trop proche de la vie réelle, vraisemblablement.
Trente ans après, on le reçoit toujours comme une onde de choc ! Ah, cette double vie des femmes, avec ce verbe-clé : s'organiser... "Organiser, le beau verbe à l'usage des femmes, tous les magazines regorgent de conseils, gagnez du temps, faites ci et ça, ma belle-mère, si j'étais vous pour aller plus vite, des trucs en réalité pour se farcir le plus de boulots possible en un minimum de temps sans douleur ni déprime parce que ça gênerait les autres autour."
À lire les magazines d'aujourd'hui, on se dit pourtant que "La femme gelée" existe toujours, que le livre aura été un coup d'épée dans l'eau, tant on pourrait refaire le même constat.
Il est vrai que, si j'en juge par ce site, on ne lit plus ce livre !

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Fatum

8 étoiles

Critique de Elko (Niort, Inscrit le 23 mars 2010, 48 ans) - 1 mai 2022

La narratrice est née dans les années 40 en France. Son modèle parental y fait figure d’exception avec une mère travailleuse et indépendante, et un père au foyer. Elle rêve de cette même liberté et ne veut pas tomber dans les modèles imposés par la société conservatrice de son temps.

Annie Ernaux décortique le processus sociétal de sujétion de la femme à un rôle supplétif de l’homme, principalement domestique et familial. Le système est tellement pervers que même conscient des risques, l’héroïne reproduit les schémas qu’elle a pourtant identifiés et promis de ne pas subir.
Ce constat semble à la fois proche et lointain, pour partie d’actualité mais aussi d’une époque révolue. Le propos mène à réfléchir la position de la femme définie par la société, mais peut aussi s’élargir sur tous ces conditionnements larvés qui inconsciemment nous orientent dans nos désirs, nos modèles et donc nos choix.

Même si on a parfois l’impression de tourner un peu en rond, ce roman féministe apporte un éclairage saisissant doublé d'une belle écriture.

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