Une vie entière
de Robert Seethaler

critiqué par TRIEB, le 16 octobre 2015
(BOULOGNE-BILLANCOURT - 73 ans)


La note:  étoiles
TOUTE LA SOUFFRANCE DU MONDE ...
La vie peut-elle être désespérante ? Et dans ce cas, pourquoi s’accrocher à elle ? Ces questions trouvent des réponses dans le roman, saisissant, de Robert Seethaler, Une vie entière. Il s’agit de la vie d’Andreas Egger, jeune paysan né- peut-être ? –le 15 août 1898, dans un village des alpes autrichiennes . Il naît orphelin, battu par l’homme qui l’a recueilli chez lui, un certain Kranzstocker, au point de le rendre boiteux. Le roman débute par la découverte faite par Andreas Egger de Jean des Cornes .Ce dernier agonise sur sa paillasse, Andreas Egger le porte jusqu'au village sur un sentier de montagne long de plus de trois kilomètres . Premières souffrances, douleurs préliminaires de la vie.
Il tombe amoureux de Marie, jeune femme embauchée à la ferme où il travaille, parvient à la rejoindre clandestinement dans le village, mais ne parvient pas à entamer une relation pleine avec cette femme, ne peut lui exprimer son amour, faute de maîtrise suffisante du langage, et ne peut consommer cette relation jusqu'à son terme naturel …

Il a conscience de la nécessité de sortir de cette impasse : « Il brûlait de lui demander sa main, le jour même autant que possible, au plus tard le lendemain. Mais il ne savait absolument pas comment s’y prendre. Des nuits entières, il resta assis sur ce seuil construit de ses mains, à fixer l'herbe à ses pieds au clair de lune, en ressassant ses propres insuffisances. Il n’était pas fermier et ne voulait pas l’être. »
Pourtant, le sort, déjà exceptionnellement cruel pour cet homme, s’acharne encore, par la survenance d’une terrible avalanche, décrite par l’auteur en des termes dantesques : « Dix-neuf bovins, vingt-huit porcs, d’innombrables poules et les six malheureux moutons du village y laissèrent la vie. Des jours durant, la puanteur des chairs calcinées empesta l’air et couvrit l'odeur du printemps. »

Marie, cette femme aimée quasi-virtuellement, trouve la mort à l’occasion de cette catastrophe naturelle . Plus tard, mobilisé pendant la seconde guerre mondiale, Andreas Egger est fait prisonnier dans le Caucase . Libéré en 1951, il endure durant sa captivité à Vorochilovgrad les souffrances dues à la malnutrition, au froid, fréquente encore une fois la mort de près : « La mort faisait partie de la vie comme les moisissures faisaient partie du pain . La mort, c’était la fièvre, la mort, c’était la faim. »
Pourtant, Andrea Egger est embauché après la guerre par la société Bittermann & Fils, qui est impliquée dans la construction d’un téléphérique . La mise en route de ce dernier, l’arrivée des touristes donnent à ce lieu un tout autre visage ; celui d’une ville « où le maire n'est plus nazi, à la place des croix gammées, les géraniums ornent de nouveau les fenêtres des maisons. » Après avoir exercé le métier de guide de montagnes et constaté la capacité d’oubli de ses concitoyens, Andreas Egger s’éteint, dans le froid…
Le roman de Robert Seethaler illustre l’omniprésence de la douleur et de la souffrance dans une vie humaine, et aussi la tentative, vaine dans le cas du personnage, d’en atténuer les aspérités et les rigueurs.
Portrait d'un homme ordinaire 8 étoiles

Andreas Egger, orphelin de père inconnu, va nous conter sa vie de montagnard entre la fin du 19ème siècle et sa mort survenue fin des années 70.

Peu gâté par la vie, il va vivre une existence d’un homme fondamentalement bon, certes peu éduqué, mais qui n’a eu besoin de personne, même pas de Dieu, pour mener une existence à la fois simple mais aussi riche en aventure.

Un être solitaire, solide et dur comme peut l’être la montagne qui forgera son caractère ; celle-ci causera aussi son malheur en lui enlevant très tôt sa femme, Marie.

Il ne quittera jamais son village sauf pour participer à la campagne de Russie où il restera prisonnier jusqu’en 1951.

On retrouve dans ce très beau roman de Robert Seethaler la poésie du Tabac Tresniek, son amour de la nature, son attachement à des gens simples, et son art de raconter des histoires émouvantes.

Un très bon récit à l’écriture travaillée à lire avant des vacances à la montagne.

Pacmann - Tamise - 59 ans - 7 juillet 2018


Pourquoi cela m’évoque-t-il « Une vie », de Maupassant ? 8 étoiles

C’est bizarre ce rapprochement inconscient. Bon, les titres peuvent le favoriser. Mais les thèmes ? Mais les vies en question ? Les époques ? Pas grand-chose à voir. Et pourtant …
Nous sommes ici en Autriche (Robert Seethaler est Autrichien). Et Robert Seethaler va nous relater toute la vie, « une vie entière », d’Andreas Egger, entre 1898 et la seconde moitié du XXème siècle. Et ce n’est ni une vie facile ni forcément une belle vie (d’ailleurs, chez Maupassant …).
C’est qu’Andreas Egger, orphelin, est « adopté » (?), exploité dirai-je plutôt, par une brute de paysan, un dénommé Kranzstocker qui non content de le faire trimer du soir au matin, ou réciproquement plutôt !, le bat également. Pour le punir, le « dresser », à l’instar d’un maître cruel qui battrait son chien. Il le bat tant et si bien à coup de baguette de coudrier qu’il finit par lui briser fémur et hanche. Bien entendu, il n’est pas vraiment soigné. Remis d’aplomb tant bien que mal par un rebouteux, il boitera toute sa vie. Jusqu’à sa rébellion au début de l’âge adulte, rébellion devant une énième correction à la baguette de coudrier qu’il refuse. Il part. Il devient alors tâcheron, courant les fermes d’une corvée à une autre, dormant ici, là, épargnant de quoi s’acheter un bout de terre à 29 ans.
Il va connaître un grand amour, pas vraiment réalisé - Andreas, qui n’a pas connu l’amour maternel est passablement emprunté - puisque Marie est emportée très tôt, comme la maison qu’il s’est construit, par une avalanche (nous sommes dans les Alpes autrichiennes, encore faut-il le préciser). Il va survivre à tout cela et s’employer dans la société Bittermann, pionnière en matière d’installation de téléphérique. Il commence par abattre les arbres, puis par installer les pylônes, puis entretenir les installations. Il progresse dans la vie mais survient la Seconde Guerre mondiale. Il finit par être incorporé malgré son handicap en 1942 et par être envoyé dans le Caucase. Où il est fait prisonnier par les Russes. Il survit à huit ans de camp à Vorochilovgrad et revient. 1951. L’Autriche a changé : "les géraniums ont remplacé les croix gammées aux fenêtres du village". L’Autriche a tiré un voile sur un passé ténébreux. C’est le début du tourisme de sports d’hiver et de randonnée l’été. Il a l’intelligence de se proposer comme guide et devient un précurseur du tourisme montagnard. Mais Andreas vieillit. Mais les clients ne sont pas toujours raisonnables et après un dernier incident au cours duquel il sauve in extremis un de ses clients qui s’est mis en danger tout seul, il raccroche. Il est devenu vieux. Et nous assistons à la fin de sa vie, une fin bien triste et bien froide, fin qui en réalité est déjà survenue il y a longtemps à la mort de Marie …
Robert Seethaler profite de cette exposition d’une vie, tout à fait réaliste et crédible même si fort misérable, pour brosser en creux le tableau de l’évolution de l’Autriche au XXème siècle. D’une manière générale, de Thomas Bernhard à Peter Handke, les auteurs autrichiens ne sont pas tendres avec leur mère – patrie. Là c’est surtout la vie qui n’est pas tendre avec un des fils de l’Autriche …

Tistou - - 68 ans - 24 avril 2017


Une vie ! 6 étoiles

Une intéressante traduction de l'allemand. Un texte polaire mais poétique qui raconte une vie triste où rien n'est épargné : la violence, les deuils multiples, la guerre, le froid mais surtout une terrible solitude qui est le ciment de ce texte.
Robert Seethaler, un auteur à suivre.

Monocle - tournai - 64 ans - 19 juin 2016


Juste une vie... 10 étoiles

Andreas Egger a plus ou moins quatre ans lorsqu’il est adopté par le fermier Hubert Kranzstocker. Les yeux de l’enfant se tournent immédiatement vers les sommets enneigés des Alpes autrichiennes qui surplombent le petit village. Il est élevé à la baguette de coudrier : des coups pour du lait renversé, d’autres, plus forts, pour une vache qui s’est échappée. Toutes les occasions sont bonnes. Et puis, un jour, crac, son fémur est cassé. Un rebouteux s’en charge et remet tout en place, enfin presque. La jambe reste tordue. D’autres souvenirs de son enfance ? Une secousse de la montagne, la disparition d’une vieille aïeule morte étouffée la tête dans sa pâte à pain et la menace lancée au fermier : « Si tu me frappes, je te tue ! ». Après ces mots, il faut partir et trouver du travail…
C’est ainsi que commence une vie, la vie d’un homme qui n’a jamais quitté sa vallée sinon pour aller à la guerre, en Russie. Il a observé la modernité s’immiscer sur ce petit versant du monde : l’entreprise Bittermann & Fils abat des arbres afin d’installer des pylônes d’acier et de béton pour soutenir les téléphériques. « Tu boites… un gars qui boite ne nous intéresse pas. » assène sèchement le fondé de pouvoir de l’entreprise. « Dans la vallée peut-être. En montagne, je suis le seul qui marche droit. » Egger est embauché : il connaît parfaitement la montagne et n’a pas le vertige. Et pourtant, c’est dur l’hiver. Certains hommes tombent et meurent. Mais c’est la vie, c’est comme ça, pas la peine de se poser des questions. Il y en a bien un qui ose un peu râler : « C’est une saloperie, la mort. On diminue tout bêtement avec le temps. Il y en a pour qui ça va vite, d’autres qui font durer. De la naissance à la mort, tu perds un truc après l’autre : d’abord un orteil, puis un bras ; d’abord une dent, puis ta denture ; d’abord un souvenir, puis toute la mémoire et ainsi de suite jusqu’à ce que t’aies plus rien. Alors ils balancent ce qui reste de toi dans un trou, un coup de pelle là-dessus et terminé. »
Et ça n’empêchera pas le pavot blanc de repousser la belle saison venue et les jeunes hirondelles de quitter leur nid.
La modernité, c’est aussi la radio qui annonce la guerre : en novembre 42, il faut partir, dans le Caucase. On ne sait pas où c’est mais il faut y aller. Et y rester huit ans. Huit années de gel, de faim, de douleur et de mort.
Et puis, il y a Marie, son unique Marie…
Une vie entière, tendue entre deux tiges, la naissance et la mort. « Il avait bâti une maison, dormi dans d’innombrables lits, dans des étables, sur des plates-formes et même quelques nuits, dans une caisse en bois russe. Il avait aimé. Il avait pressenti où l’amour pouvait mener. Il avait vu une poignée d’hommes se promener sur la lune. Il ne s’était jamais trouvé dans l’embarras de croire en Dieu, et la mort ne lui faisait pas peur. Il ne pouvait pas se rappeler d’où il venait, et en fin de compte ne savait pas où il irait. Mais à cet entre-temps qu’était sa vie, il repensait sans regret, avec un petit rire saccadé et un immense étonnement. »
Robert Seethaler signe ici un très beau texte, à la fois conte et poème, qui nous parle de la vie qui, bien qu’éphémère et souvent douloureuse, offre des moments de pure beauté : l’éclat blanc d’une lune dans un ciel nocturne, un pommier sauvage près d’un petit ruisseau, « un érable sycomore isolé, d’un jaune éclatant », les premiers flocons de neige, telles des fleurs portées par le vent, et l’amour, le chuchotement de l’être aimé qui confie des secrets que l’on comprend à peine mais dont on devine qu’ils sont porteurs d’avenir, « de quelque chose d’absolument merveilleux. »
Une vie entière, une simple vie, cabossée, dure comme du pain sec et fêlée parfois mais si pleine, si ronde…
« Tellement de choses à raconter »…

Lucia-lilas - - 58 ans - 28 mars 2016


Toute une vie 10 étoiles

Depuis "Une vie" de Guy de Maupassant, je n'avais pas lu de roman retraçant une vie entière. C'est chose faite avec ce roman autrichien. D'une très profonde humanité, l'auteur se glisse dans la peau d'un pauvre hère, adopté sans ménagements et battu par un oncle féroce, boiteux, il vivra pourtant un grand amour, avant qu'une avalanche ne brise sa vie. Prisonnier en Russie, il ne rentre qu'en 1951 et devient guide pour touristes. On voit toute l'évolution de ce petit village autrichien, devenu avec les décennies une station de sports d'hiver.
Un roman à conseiller à tous ceux qui, comme moi, ont vu le temps passer...

Quelques extraits :
Egger, assis sur un trépied, raide et malade de tristesse, recevait les condoléances des gens. Il ne comprenait pas ce qu'ils lui disaient, leurs mains tendues vers lui avaient la consistance de bizarres choses étrangères.
Il ne s'était jamais trouvé dans l'embarras de croire en Dieu, et la mort ne lui faisait pas peur.
Il se sentait bien dans son nouveau logis. Parfois, on était un peu seul là-haut, mais il ne considérait pas sa solitude comme une tare. Il n'avait personne, mais il avait tout ce qu'il lui fallait, c'était assez
Egger ne s'acheta jamais de téléviseur. Le plus souvent, il lui manquait l'argent ou la place ou le temps, et de toute façon, en fin de compte, il n'avait pas l'impression de réunir les conditions nécessaires à ce type d'investissement. Par exemple, il était quasiment incapable de cette force d'inertie qui collait la plupart des gens pendant des heures devant ce scintillement dont il supposait à part lui qu'il devait, à force, vous abîmer la vue et vous amollir le cerveau.
Il était dans ce monde depuis si longtemps, il l'avait vu changer, tourner de plus en plus vite chaque année en apparence, il se faisait l'effet d'un reliquat d'une époque révolue, d'un épineux rabougri qui tentait encore désespérément de se redresser vers le soleil.
Autant qu'il sût, il n'avait pas commis de forfaits notables et n'avait jamais succombé aux tentations de ce monde : les saouleries, les coucheries et la goinfrerie.

Cyclo - Bordeaux - 78 ans - 9 février 2016