Sortilèges et autres contes crépusculaires
de Michel De Ghelderode

critiqué par Eric Eliès, le 26 octobre 2015
( - 50 ans)


La note:  étoiles
12 nouvelles à l'atmosphère oppressante
Ce recueil de nouvelles constitue un chef d’oeuvre de la littérature fantastique, dont l’art m’évoque irrésistiblement celui de Jean Ray par sa capacité à installer une tension psychologique et à susciter une atmosphère oppressante de déliquescence et de pourriture, par sa fascination pour le passé et par l’élégance formelle, parfois presque précieuse, d’une écriture au vocabulaire précis et très riche.

Le recueil se compose de 12 nouvelles (de 10 à 50 pages environ) qui toutes mettent en scène des hommes solitaires (les femmes sont très peu présentes et peu mises en valeur...). En cherchant volontairement à s’isoler de leurs contemporains, qu'ils méprisent, ces hommes se retrouvent confrontés à des puissances tapies dans les ombres du passé, qui hantent les lieux reclus désertés par les foules. Il n’y a pas de mort violente dans ces nouvelles et le fantastique est toujours incertain, comme si une explication rationnelle, le délire religieux ou une simple hallucination étaient encore plausibles. Néanmoins, l'angoisse est omniprésente. Le mysticisme chrétien, l’inquiétude métaphysique et la fascination pour le Diable ou la Mort (qui apparaissent à plusieurs reprises parmi les vivants et sont personnifiés comme des êtres cordiaux et serviables) colorent la plupart des textes, ainsi que l’obsession de la survivance des choses mortes, dont le souffle se transmet aux objets et aux lieux qu’elles ont hantés. Les descriptions d’hommes, d’êtres ou d’animaux parviennent à susciter l’horreur par la profusion des images fortes et saisissantes qui démontrent, s’il en était besoin, le talent d’écriture de Michel de Ghelderode. L’auteur est également un excellent conteur, qui sait installer une tension en variant ses effets littéraires et fait progresser le récit sans jamais relâcher la pression sur le lecteur, avec des scènes hallucinantes comme celle de « Sortilèges », quand le narrateur arrive de nuit dans un port et descend vers la mer, ou de « Un crépuscule », qui évoque la fin du monde… La nature (la mer, le brouillard, une végétation dense, etc.) est ici source de menaces, par tout ce qu’elle cache et dissimule dans ses profondeurs insondables et inconnues de l’humanité. Par ailleurs, l'écriture est subjective, écrite à la 1er personne, et souligne la combativité des personnages centraux qui, contrairement aux intellectuels solitaires de Lovecraft, se montrent capables de résister à la terreur et aux périls sur le point de les engloutir. La Mort, par exemple, est dupée à plusieurs reprises.

Dans cette ambiance crépusculaire de menace latente et de mystère embusqué, l’auteur distille également quelques (rares) traits d’humour, sous forme de piques acerbes à l’intention des protestants et de leur conception moralisatrice de la religion.