Le Maître ou le tournoi de go
de Yasunari Kawabata

critiqué par Bolcho, le 14 février 2004
(Bruxelles - 76 ans)


La note:  étoiles
Nourrir les carpes avec désinvolture…
Peut-être que le plus parlant est de dire ce qu’il n’y a pas dans ce livre. Pas de poursuites en voiture, pas de coups de feu, pas de scènes torrides, même pas d’amours naissantes ou déclinantes, pas de voyages, pas de grandes colères. Rien de ce qui fait un livre en quelque sorte. Mais peut-être l’essentiel de ce qui fait un livre : le temps et la lutte pour la vie. Toute la violence du livre – car il y en a – est dans la partie de Go que se livrent un vieux Maître dont c’est le dernier combat et son jeune adversaire.
La partie a effectivement eu lieu en 1938 ; elle a duré plusieurs mois et elle est restée célèbre. Kawabata met en scène un journaliste qui suit les péripéties du jeu et quelques-uns de ses « à-côtés » : discussions sur le règlement, saison qui avance, épouses des joueurs et joueurs eux-mêmes dont l’un représente le Japon ancien et l’autre le Japon moderne.
Le narrateur voit « (…) une jeune fille du genre moderne nourrir les carpes avec désinvolture » et il se pose la question : « Se peut-il vraiment que nous appartenions au même univers ? ». On sent bien que c’est la désinvolture qui fait toute la différence. D’ailleurs, c’est toujours leur désinvolture que les anciens reprochent aux jeunes. C’est très désinvolte de vivre distraitement lorsque d’autres s’apprêtent à mourir, n’est-ce pas ?
Sur le damier, les pions blancs et noirs dessinent eux aussi de la vie et de la mort.
C’est le vieux maître qui perdra, l’auteur casse lui-même l’attente en nous le signalant très vite. Il n’y a donc pas non plus le moindre suspense.
On notera que l’époque est la même que celle de « La joueuse de go » de Shan Sa. Mais ici, nous sommes au Japon : le Go n’est ni un sport, ni un jeu, ni un passe-temps. C’est un art. Au-delà de la victoire nécessaire, on cherche aussi la beauté.
Convenons qu’il vaut mieux s’intéresser à ce jeu pour lire le livre avec un vrai plaisir. Je ne dis pas qu’il faut savoir y jouer encore que la simple lecture des règles puisse apporter un intérêt supplémentaire. On suit la partie dans ses détails et on se pose, par exemple, longuement la question du coup 121, à ce point anodin qu’il confine à l’antijeu. Des diagrammes aident à suivre le déroulement de la partie.
On est dans le Go, uniquement dans le Go. Et donc bien au-delà du Go.
Court récit sur une longue partie 7 étoiles

Le jeu de go est tout à fait propre au Japon, même s’il est originaire de Chine. C’est au Japon que le jeu s’est élevé au niveau d’un art et a fait partie intégrante de la culture japonaise. Il est même d’essence religieuse, au moins tel qu’il se pratiquait avant l’époque moderne. C’est ce qu’on apprend en lisant ce court récit, qui ne pouvait donc avoir été écrit que par un japonais. Et pas par n’importe quel japonais ! C’est par un prix Nobel de littérature 1968, Yasunari Kawabata, dont je n’avais jamais entendu parler jusqu’ici. Jusqu’à ce qu’un jour je tombe sur ce titre dans un carton où étaient en vente pour pas cher plusieurs livres, rebuts d’une coopérative. Cela m’a intéressé car je suis très amateur de jeu de plateau, même si je n’ai joué qu’une fois au go dans ma vie. Et donc je l’achetai. Je ne le lus pas tout de suite mais enfin, voilà, maintenant c’est fait.

C’est donc un récit, écrit en courts chapitres très factuels, qui tourne uniquement autour du Go. C’est l’histoire d’une partie de Go célèbre, qu’a retranscrit, en la romançant et en changeant les noms, l’auteur, qui s’est mis en scène dans un des personnages, le narrateur, qui est journaliste. Par son truchement, on pourra suivre la partie, son déroulement, ses coups joués, diagrammes à l’appui. Il vaut mieux, je pense, connaître le Go pour pleinement apprécier cette partie du récit, quoi qu’en dise la préface. Il s’attardera aussi sur les acteurs principaux du jeu que sont les joueurs, leurs oppositions de style et d’époques, l’un vieux maître « invincible » qui joue son dernier tournoi et son adversaire, jeune et « moderne », leurs personnalités, leurs manies, la tension qu’ils ressentent, leurs problèmes de santé… Et il relatera les événements autour de cette partie et les personnes qui y assistent, organisateurs, arbitres, journalistes, les lieux successifs où se déroule le tournoi, et décrira même le temps qu'il fait, la nature autour (arbres, fleurs, poissons, oiseaux) avec une sensibilité typiquement extrême-orientale. Bref, une sorte de roman naturaliste, réaliste, sans fioritures, sans actions, sans suspense.

Je dois avouer que même si j’ai apprécié l’écriture précise, fine, légère et concise de Kawabata, au fil de ma lecture, j’ai perçu ce récit comme trop enroulé sur lui-même, comme des variations sur le même thème. Je pense que l’auteur a voulu restituer dans ses multiples aspects l’esprit du Go, qui est une composante de l’âme japonaise. Pour bien l’apprécier, il faudrait être soi-même japonais ou féru de Go ou de culture japonaise. A la fin, j’étais comme le journaliste chargé de suivre le tournoi, qui, au bout de 6 mois de jeu, était soulagé que ça se finisse !

Au final une histoire intéressante pour l’esprit nippon qui s’en dégage, à laquelle je devais être trop étranger pour l’apprécier correctement.

Cédelor - Paris - 53 ans - 16 décembre 2019


Un voyage dans le monde du Go... 9 étoiles

Le lecteur connaît la fin de l'histoire dès les premières pages et pourtant... Quel plaisir de lire ce livre !

Kawabata nous fait plonger dans la culture nippone à travers un tournoi de go historique.
Le novice est parfois un peu perdu lors des (courts) passages où l'auteur décrit les coups des joueurs. Les petits croquis sont les bienvenus.

On s'attache aux personnages et on découvre l'art du go à travers une écriture fluide, légère et subtile... Bravo !

Marikaro75 - - 36 ans - 8 août 2013


Un très grand livre 10 étoiles

On est toujours très étonné par la qualité des romans japonais, ce qui donne envie d'explorer tout ce qui s'est publié dans les autres pays.
J'avais déjà lu les Belles endormies et quelques nouvelles de ce grand auteur. Mais ce livre, ce fut ce qui m'a fait aimer cet auteur. Et on se dit en le lisant qu'il n'a pas eu son Nobel pour rien.

PS: je vous conseille la lecture de Orhan Pamuk, Naguib Mahfouz ou Doris Lessing.

Jad Alain Geoffroy de Seif de la Montagn - - 33 ans - 18 août 2010


Subtil 8 étoiles

Je ne connais pas le Go et je ne crois pas que ça a diminué mon plaisir lors de ma lecture. J'ai été contente qu'il y ait des dessins qui représentaient la partie, ça me permettait de mieux visualiser le jeu. Même si je n'ai pas tout compris, je n'ai pas essayé de me bloquer là-dessus, de combattre, je me suis laissée aller et c’est surtout grâce à l'écriture légère, subtile et aérée. Même si on connaît les éléments de l'histoire dès le début, ça reste fascinant.

Nance - - - ans - 23 décembre 2008


Un duel historique 9 étoiles

Ce livre avait tout pour m’ennuyer. Premièrement, je n’y connais rien au jeu de go. Ensuite, un compte rendu de partie aussi importante soit-elle ne me disait rien qui vaille. Mais, curieusement, j’ai lu ce livre avec beaucoup de respect et d’admiration pour l’écriture de Kawabata et sa façon de décrire les personnages qui s’affrontent sur le damier, leur nervosité, leur inquiétudes, leurs angoisses devant la prochain coup à jouer. Le personnage du Maître en particulier est particulièrement attachant et le contraste avec son jeune adversaire est décrit admirablement. Un récit que je pourrais qualifier de « joyau » tellement il est de qualité. J’en ai appris un peu plus sur le go, notamment les coups scellés et les règles à respecter. Mais, ce n’est pas un simple compte rendu. C’est toute l’âme du Japon qui est exposée à travers les difficultés des deux joueurs et de leurs spectateurs. Le Japon traditionnel affronte la nouvelle génération qui redéfinit les règles et renouvelle ce jeu millénaire venant de Chine.

Un livre extrêmement instructif et profond que j’ai quitté avec regret. Il faut s’y accrocher cependant car certaines phrases sont assez fastidieuses surtout celles où l’auteur retranscrit le temps pris par chaque joueur pour leurs coups et leur stratégie sur le damier.

« Par le 123 qui lui prit trois minutes, Otaké s’en retournait à l’assaut de la formation blanche. Il commença par envahir l’angle sud-est. Le 127 le rapprocha du centre, et le 129 lança l’ultime assaut pour décapiter le triangle que le Maître s’était obstiné à parachever avec Blanc 120. Voici le commentaire de Go Sei-gen. « Bloqués par Blanc 120, les Noirs se lancent avec décision dans une suite d’attaques, de 123 à 129. Nous voyons là une tactique qui témoigne d’un esprit très combatif, comme on en rencontre dans les parties extrêmement serrées. » Cependant le Maître, rompant devant cet assaut féroce, contre-attaquait à droite et bloquait l’offensive des Noirs. J’en fus stupéfait. C’était un coup inattendu. Je sentis mes muscles se contracter, devant la révélation d’un aspect diabolique de la personnalité du Maître. »

Dirlandaise - Québec - 69 ans - 29 octobre 2006


Le démon du go 9 étoiles

Ils sont fous, ces Japonais !

Un jour, y en a un qui va nous écrire un roman de 500 pages sur la chute d’un flocon de neige.
Ou est-ce déjà fait ?

Ou alors, c’est nous qui sommes aveugles de ne pas saisir toute l’importance de la chute d’un flocon. Peut-être que cet évènement d’apparence insignifiante contient en lui tout le sens du monde. Ce flocon devait tomber exactement comme il est tombé, au moment et à l’endroit précis où il est tombé …
A l’exact moment ou dans une auberge d’Ito, le vieux maître Shusai, réputé invincible au jeu de Go, dépose une pierre d’une blancheur neigeuse sur le plateau de jeu (goban) où se déroule l’ultime partie. Partie où le maître remet en jeu une dernière fois son titre de « Honimbo » face à Otaké, un jeune prétendant ambitieux. Partie que le maître perdra, suite à ce coup légèrement imprécis, qui introduit un infime déséquilibre dans le cours des choses. Suite à cette défaite, le maître perdra aussi goût à la vie et mourra quelques mois plus tard. (Ce n’est pas dévoiler le récit car on apprend sa mort à la première phrase du livre).

Pour le sage qui voit tomber ce flocon ou cette pierre blanche, le sens est apparent. Tout est lié.
Pour nous qui n’avons qu’une connaissance superficielle du Tao ou de l’art du Go, nous ne pouvons que subodorer l’épaisseur de sens qui bout sous la calme surface des choses, et sous les courtes phrases finement ciselée de Kawabata, rythmées par le délicat choc des pierres posées sur le goban.

Pierre noire, pierre blanche ; yin et yang ; modernité et tradition ; jeune élève ambitieux et vieux maître hautain, fils et père, Japon d’hier et d’aujourd’hui.

(Wah, en relisant ce préambule, je me dis que quand je me mets à délirer, je peux aller assez loin !)

Cette confrontation, nous allons en être témoins par les yeux d’un journaliste, envoyé d’un grand quotidien qui patronne ce match. Il nous relate sans parti-pris les simples faits et détails qu’il observe durant les longues semaines que durera la partie. Et pour nous, ces faits se mettent à vibrer ensemble et à prendre la forme un dessein plus large, tout en subtilité et nuances.

Kawabata comme le vieux maître, fut conscient qu’il vivait à la charnière de deux époques. Et certains disent que c’est parce qu’il ne trouvait plus sa place dans le Japon moderne qu’il mit fin à ses jours.

Mais pour moi, le point central du livre est le jeu de go. Ce jeu, créé il y a des milliers d’années à partir d’éléments très simples : le bois et la pierre, la ligne et l’intersection, le blanc et le noir, ne possède que quelques règles d’une simplicité extrême. Pourtant, sur ces éléments de base peuvent se développer des stratégies d’une complexité infinie. On dit qu’il y a plus de parties de go différentes qu’il n’y a de particules dans tout l’univers.

Sur le goban qui est vide au début de la partie se construit une représentation de l’univers. Une fois la partie terminée, elle s’efface aussitôt, comme un jardinier efface les sillons dans le gravier d’un jardin japonais. Puis tout peut repartir dans un éternel recommencement.

Quel est le sens de tout cela ? Est-ce qu’il y a un sens à consacrer toute sa vie à devenir le meilleur joueur de go, et à renoncer à vivre lorsque vient la défaite ? Etrangement, aucun personnage ne semble se poser la question. C’est comme çà. Chacun assume son destin avec un curieux mélange d’humilité et de prétention.

Faut-il connaître les règles du go pour lire ce livre ? Non. Bien que cela puisse donner un niveau supplémentaire de lecture ; même sans cela, il faut de toute manière accepter de ne pas tout voir et ne pas tout comprendre. Mais peut-être que cette lecture vous donnera, comme à moi, le désir d’apprendre le go et insinuera subrepticement en vous la passion de ce jeu.

Zaphod - Namur - 60 ans - 20 décembre 2005