20 poèmes choisis
de Antonio Cabrera

critiqué par Eric Eliès, le 19 novembre 2015
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Une poésie méditative et contemplative sur l'homme et la nature
La collection de l’institut « Alfons El Magnanim » publie de minces plaquettes, traduites en français, de poètes espagnols contemporains. L’édition est élégante, sur papier épais, avec une jaquette couleur saumon sobrement illustrée d’un portrait de l’auteur.

Ce recueil présente 20 poèmes d’Antonio Cabrera, dont l’écriture est discursive. Le poète marche dans la nature, attentif au spectacle qui s'offre à lui ; il se tient à l’orée des choses, en témoin solitaire qui cherche à se laisser envahir et submerger par la présence du monde

Je suis sorti pour voir (...)
Je restai là à contempler son impassibilité et sa modestie (...)
Qui la contemple ressent / l’unique désir d’être un témoin muet / de son muet vacarme

mais ses poèmes avouent que la distance n’est jamais abolie car la pensée raisonnante et la volonté de compréhension brouillent la perception immédiate et, comme une cloche de verre légèrement opaque, isolent l’homme de la nature et troublent son regard.

Qui cherche les secrets ne sait point voir les choses

Il suffit de revenir, même légèrement, à la brume pure / que sont les pensées / pour que tout ce défi de lumière / abdique dans la conscience, / et pour que tout ce qui était pour l'œil divine précision / - la fleur qui est fleur, la rose ferme et achevée - / acquière un nouveau visage, un masque / qui le rend incompréhensible mais identique, / comme un animal dupliqué sécrétant / son propre camouflage.

La poésie d’Antonio Cabrera est profondément méditative mais, assumant le « je », elle s’affirme comme l’expression d’un rapport au monde mêlant le bonheur d’un sentiment de plénitude dans la contemplation avec la souffrance lancinante de ne pouvoir toucher le monde, qui semble à portée de main mais toujours se dérobe, insaisissable.

Il y a toujours de la brume. Nous sommes toujours / dans la plus trompeuse proximité.

Tout vient vers moi, tout m’esquive

La nature est omniprésente, dans ce qu’elle a de plus dépouillée et de plus élémentaire : l'air, la mer, le désert, etc., comme si le poète s’avouait en quête d’une présence pure dont il s’efforce de ressentir l’écho en lui-même

Je suis venu ici pour entendre la voix, / cette voix qui, dit-on, nous parle de l'intérieur / (...) / qui ne sait ni ne veut ni ne peut nous tromper.

Verdoyante montagne, foyer des torrents / concentration d’être qui ignore / mon être et le limite, te regarder est ma consolation / Exclu de toi, je me reconnais

Jamais je ne suis retourné en ce lieu. Je l'ai gardé un jour / dans le ferme paysage de mon esprit / où le ciel mental recouvre / la même difficile lumière, le prodige / de la fidélité que l'impalpable / établit parfois avec la matière, / avec la réalité, avec ce qui est agité par le vent.


Le poète est là, simplement présent, ressentant l’effleurement d’une présence qui, comme une lumière, se manifeste en toutes choses, vibrant dans un chant d’oiseau, dans une fleur ou un fruit croissant sur un arbre, dans l’ombre gravissant la montagne, etc. et à laquelle le poème aspire à donner voix à l’extrême bord du silence :

Ce qui est intime c’est le monde. De son oxygène muet / irrémédiablement il étouffe la voix qui veut parler / il la dissout, l’absorbe.
Je suis venu ici pour m’entendre / mais tout ce qui vit ou existe / m’a réduit au silence pour se dire


On pourrait songer à Verlaine implorant la nuance, mais Cabrera ne cherche pas à décrire. Les paysages sont intériorisés, passés au tamis de la conscience dans une posture qui est proche de celle du philosophe qui s’interroge sur le mystère de l’Etre dont il ressent la présence. Cette poésie, bien que contemporaine, est inactuelle ou éternelle au sens où l’entendait Max Jacob. Elle s’efforce avant tout de saisir les impressions fugitives et les mouvements de pensée nés d'une contemplation active, inscrite dans l'instant présent, à la fois éternel et fugace.

Je révèle tes domaines, air serein. / Je nomme tes traces pour te célébrer / toi, pure épaisseur d'un présent / où nous ne faisons que passer


Même si l’auteur n’est pas retranché de l’humanité (le texte est riche de nombreuses références et dédicaces), l’agitation des hommes est quasiment absente du recueil, tout entier consacré à un face à face qui se voudrait immersion et dissolution dans l’être du monde. Néanmoins, il n’y a ici aucune tentation mystique ni emphase ni prétention dans le ton du recueil, méditatif et retenu, qui privilégie la clarté et la lisibilité immédiate de la sensation contemplative, grâce à des images rares mais soigneusement choisies, qui personnifient et donnent chair aux présences évoquées…