Le Bestiaire de Guy-Noël Passavant
de Alexandre Voisard

critiqué par Eric Eliès, le 21 décembre 2015
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Un recueil à deux voix, inspiré par une vie immergée dans la nature et l'observation des animaux des bois
L’introduction de ce recueil (à la très belle couverture) est émouvante : elle évoque la figure de Guy-Noël Passavant, un homme qui, avant tout soucieux de vivre au plus proche du réel au contact de la nature, quitta son emploi de clerc de notaire et s’installa, en ermite à la fois philosophe et poète (un peu à l'instar de Michel Jourdan, auteur du Journal du réel gravé sur un bâton), dans une cabane au fond des bois. Alexandre Voisard, poète suisse qui le fréquentait à l’occasion de ses promenades en forêt, aimait discuter avec lui : il apprit ainsi que cet amoureux de la nature écrivait à l’occasion de brèves annotations poétiques dans un petit carnet. Après le décès de Passavant, accidentel et anonyme (son corps fut découvert dans sa cabane plusieurs semaines après sa mort ; son chien, devenu errant, fut abattu par les gardes-chasse), Alexandre Voisard récupéra le carnet, en très mauvais état. Il parvint néanmoins à lire, sur les pages collées par l’humidité, des bribes de vers qu’il recopia pour les sauver. Au fil des mois (des années ?), Voisard compléta ces vers épars venus d’outre-tombe, comblant les silences et superposant sa voix à celle de Passavant, à qui ce poème me semble rendre hommage :

De cet enfant bavard / qui n’eut jamais de maître / le vent bourru a fait un fils rebelle / qui apprit à lire les pages d’herbes / et la nervure des feuilles des arbres / comme il est gai ce rejeton / comme il vire de l’aile / il sait psalmodier / avec le grillon dans les blés / il lui arrive de bondir avec la biche / et de parler grec avec la sarcelle / né d’une femme sans doute / et d’un fantôme peut-être / il vous emmène là où la connaissance / dépasse l’entendement / là ou la plaie de vivre / proclame l’innocence et brasille.


Le recueil, constitué de sections dédiées aux animaux de la forêt et des fermes avoisinantes (oiseaux, insectes et mammifères), cherche constamment à construire, par le choix des verbes et des comparaisons, des passerelles entre l’homme et l’animal, que ce soit pour souligner l’humanité des animaux ou l’animalité (voire la bestialité) de l’homme.

le loup tourne sept sa fois / sa langue en sa gueule / avant de saluer la caille / et pendant ce temps le fou / compte sur ses doigts / le temps qui passe.


Les poèmes sont le plus faits d’une seule phrase, qui enjambe les vers sans signe de ponctuation (sauf le point final). Le découpage rythme la respiration du poème, où sont parfois aménagées des pauses marquées par des espacements, comme une suspension du regard apte à saisir un instant fugitif ( Une seconde de frénésie / dans le bec du verdier / le gosier rend grâce / tout est dit. ) ou à percevoir les liens de fraternité entre l’homme et ses congénères animaux, qui lui sont si semblables (notamment les oiseaux).

Soudain on cesse de réfléchir / on se dit que l’étourneau / a des choses à nous apprendre / on suspend son souffle / pour entendre la sourde / imprécation des merisiers / dont les fleurs s’égouttent.

Le geai / dont le fabuliste parfois / imite le cri de vaurien / fouille l’humus sous la neige / espérant percer des secrets / à la manière du poète penché / sur des lettres émaillées de regrets / échappées d’une valise obsolète.

Celui qui se tient debout / quand tous ont chassé de leur cour la tempête / ne siège pas d’autorité / dans l’encens des nuages apaisés / il partage avec l’aigle / souci d’indépendance / et intransigeance du regard.

Tu ne comptes plus rossignol / les débordements de ton récit / toujours recommencé alors / retiens l’essentiel du grand air / qui s’effémine sur les hauteurs / afin que l’énergumène qui t’interroge / garde l’espoir de ne pas / perdre la parole un beau jour.


Dans la contemplation active de la nature qui l’environne et dans laquelle il s’immerge, le poète, en observateur attentif, trouve matière à méditer les associations les plus inattendues entre l’homme et l’animal. Les images poétiques deviennent alors d’intuitives leçons de vie :

Ce que l’hirondelle / porte en elle d’indicible / à l’instant de prendre congé / n’est qu’un semblant de plainte / un bourdonnement d’étoffes / que l’on tend que l’on plie / avant de refermer la malle en soupirant.

N’écoutez pas muser / vos propres misères dans la bise / prenez exemple sur l’alouette / tout l’hiver apprenant / à effacer son ardoise.

Messieurs les écureuils / abandonnez donc la défroque d’usurier / aux nostalgiques des disettes prodigieuses / du temps où le grain n’avait pas de sagesse / et la paume pas de scrupule.


Même si le vocabulaire est fréquemment emprunté à la foi religieuse, cette poésie est profondément enracinée dans le réel, dans la matérialité du monde où le foisonnement de la vie, à ras du sol et des arbres, inspire des pensées d’amour tandis que le bleu du ciel est comparé à un néant d’azur :

La fourmilière qui pactise / avec l’arbre fameux / ne craint pas / elle monte au ciel / mon amour au pied du mur / saura faire de même / je le jure / si la fourmi veut bien / dès l’aube me tenir l’échelle.

Les enfants ont bien vu / la cigogne tout en flèche / s’évanouir au loin vers son destin / comme une fumée d’usine / qui n’a rien à perdre / les mères retiennent leurs larmes / pour que les nourrissons restent sur terre / eux qui n’ont rien encore à gagner / dans l’infini du ciel.