Le Lac
de Yasunari Kawabata

critiqué par Duncan, le 22 février 2004
(Liège - 43 ans)


La note:  étoiles
Un bonheur
Je ne résiste pas au plaisir de livrer ici un petit passage de cet oeuvre que j'ai beaucoup aimée:

" Ca parait bizarre et c'est la vérité, pourtant. Peut-être cela ne t'est-il jamais arrivé. Tu croises un être. Lui va dans un sens, et toi dans l'autre. Et alors tu te dis: " Comme c'est dommage ! " Ca m'arrive souvent, à moi. Je pense en moi-même: " Quelle grâce !... Comme elle est jolie !... Existe-t-il un seul être au monde dont se dégage une telle séduction ?... " Dans la rue, au théâtre, sur les marches de l'escalier après un concert. Puis celle qu'on a vue s'éloigne, et je sais que je ne la reverrai jamais. On ne peut pourtant pas héler des inconnus, leur adresser la parole. Est-ce donc ça, la vie ? Quand ces choses là m'arrivent, je me sens d'une tristesse mortelle, j'ai le vertige, je ne sais même plus ce que je fais. Je voudrais la suivre, elle , la femme, jusqu'au bout du monde. Mais cela non plus ce n'est pas possible. La suivre ainsi, cela voudrait dire qu'il faudrait la tuer. "

Combien de fois ne me suis-je fait cette réflexion... sans arriver à l'exprimer avec une si exacte justesse !

De plus, l'extrait résume assez bien l'étrange atmosphère de ce livre dans lequel on suit d'une part le Gimpei "d'aujourd'hui" mais aussi le Gimpei d'autrefois, traumatisé par la mort de sa mère ( et de son père... comme l'auteur ) et par l'indifférence de sa cousine Yagoï ( qu'il souhaite voir engloutie par les glaces d'un Lac... ).

Eternellement en quête de beauté, Gimpei la poursuit sans cesse... sans jamais pouvoir la saisir.
Une recherche de bonheur incessante... qui ne donne lieu qu'à de fugace moment de plaisir, trop rare pour remplir une vie.
Ce livre apparaît évidemment comme une autobiographie de cet auteur immense qui se suicidera sans faire de bruit en 1972. Tout se passe de cette manière avec lui: dans sa vie et dans ses romans, sans en avoir l'air, Kawabata marque et émeut.

J'aime beaucoup.
Fascination de la beauté inaccessible 9 étoiles

Ce court roman de Kawabata, plein d’une profonde tristesse, est le récit, esquissé à petites touches, de la déchéance lente mais inexorable d’un homme, Gimpei, qui, sous le poids de fautes (la noyade mystérieuse et jamais élucidée de son père ; la découverte, pendant la guerre, d’un bébé abandonné dont il s’était débarrassé en l’abandonnant à son tour devant un bordel) et de tares cachées (la malformation de ses pieds), s’est peu à peu dévalorisé à ses propres yeux jusqu’à se sentir indigne d’exister.

Vagabond traumatisé par l’apparence simiesque de ses pieds, Gimpéi suit des jeunes femmes dans la rue en se remémorant ses deux seuls amours de jeunesse, sa cousine Yagoï (pour qui il éprouvait un sentiment puissant mêlé d’amour et de haine, au point de rêver de sa mort en espérant que le lac gelé, où elle avait l’habitude de se promener, cède sous son poids et l’engloutisse) et Hisako (une lycéenne dont il était le professeur de lettres, avec qui il avait eu une liaison avant d’être renvoyé suite à dénonciation). Taraudé par ses souvenirs, sans cesse empli de honte et de remords, et persuadé de son indignité, il vit dans la fascination de la beauté des très jeunes femmes qu’il croise et épie, au risque de parfois les paniquer quand elles s’aperçoivent qu’elles sont suivies. Gimpéi est un personnage qui suscite à la fois le malaise et la pitié, et dont le comportement, même s’il ne se montre jamais violent, peut être qualifié de pervers.

« Comment cela peut-il exister, une aussi exquise infante ! Elle appartient à une bonne famille, très certainement. Mais une telle perfection ne saurait durer plus longtemps que l'âge de seize ans, dix-sept ans à la rigueur... »
(…)
Bien sûr, se voir suivie par Gimpei avait dû l'effrayer. Mais n'en ressentait-elle pas, en même temps, ne fût-ce à son propre insu, une volupté lancinante ?

La fascination de Gimpéi pour les adolescentes et les jeunes femmes distille un trouble malsain (qui peut déranger, notamment les jeunes lectrices qui ressentiront sans doute la gêne des "proies" convoitées par Gimpéi) mais l’écriture de Kawabata, d’une lucidité parfois cruelle, parvient à sublimer l’intensité du drame d’un homme qui se sent exclus de l’humanité, enfermé dans sa solitude et sa misère, et indigne de tout amour. J’avoue que je ne peux m’empêcher de songer que ce roman est sans doute un reflet assez juste de la psychologie de certains exclus et migrants, qui ont tout perdu en quittant leur pays et vivent aujourd’hui dans des tentes sous les ponts de Paris au milieu des magasins de luxe et de la foule parisienne… La fin du roman, lors de la fête des lucioles, est très poignante, dans une confrontation de la hideur et de la beauté qui conduit à un aveu définitif d’échec et de renoncement, qui semble faire écho aux propres pensées de Kawabata, qui se suicida peu après.

Nota : après lecture des autres critiques, je me permets un commentaire pour nuancer celle de Don_Quichotte : le cadre du récit n'est absolument pas celui du Japon hyper-technologique. Comme dans la plupart de ses romans, Kawabata se projette davantage vers le passé et les ruines de la guerre : le roman s'achève d'ailleurs dans un quartier misérable, symbole de destruction physique et morale...

Eric Eliès - - 50 ans - 2 janvier 2024


Le crépuscule d'une vie 10 étoiles

Ce roman, un des derniers de Kawabata, baigne dans une lumière crépusculaire. Gimpei, le personnage principal, double exacerbé (j’imagine) de l’auteur, est au bout de sa course. Une course dont il n’est pas le maître : ce sont ses pieds qui le mènent, des pieds monstrueux, aux orteils de singe, qu’il observe avec une complaisance morbide. Des pieds qui le font suivre des femmes, des jeunes filles dont la beauté l’éblouit jusqu’à la douleur. Par le biais du souvenir, le récit alterne avec fluidité le moment présent, les dernières errances de Gimpei, dont la vie et l’état physique se dégrade devant nous, avec des moments-clefs de son passé : sa liaison scandaleuse avec une de ses élèves, qui a précipité sa déchéance sociale, des images de son enfance au bord d’un lac aux eaux noirs, ses promenades sur les rives avec sa cousine qu’il désirait et dont il désirait à la fois la voir s’engloutir dans ces eaux, l’ombre de son père, un être disgracié avec lequel sa mère s’était vraisemblablement mésallié, mort de façon suspecte, et dont les pieds monstrueux de Gimpei sont l’héritage. De même que ce sont ses pieds maladifs, quasi autonomes, qui semblent avoir pris malgré leur propriétaire l’habitude malsaine de suivre les jeunes filles ; les propos mêmes tenus par Gimpei, déplacés, souvent morbides, ne correspondent pas avec ses intentions. C’est l’ultime tragédie d’un homme qui ne parviendra jamais à être lui-même, à réaliser les espoirs qu’un rêve d’enfant – une daurade s’élevant dans les airs au-dessus du lac – avait fait naître autour de lui.

Feint - - 61 ans - 12 mai 2006


Tristesse japonaise 10 étoiles

Cette histoire est celle de Kawabata, la recherche incessante de la perfection, de la beauté parfaite, donc "tôt vouée à se défaire".
Gimpei n'est pas un être bon torturé, il a plein de défauts comme tout le monde mais son passé le hante et bouleverse sa vie.
La grande force de ce livre est de nous immerger dans le Tokyo moderne ultra technologique tout en conservant une aura mystique propre à la culture japonaise, le style éthéré et certains passages d'une grande beauté (les lucioles) donnent à ce roman une atmosphère indéfinissable où la plus grande pureté côtoie la tristesse infinie... Il faut être sensible aux sensations nouvelles et être toujours à la recherche de la beauté pour pleinement apprécier ce livre.

Chapeau bas Kawabata...

Don_Quichotte - Metz - 37 ans - 1 novembre 2004