Les Colonies
de Tomasz Różycki

critiqué par Eric Eliès, le 10 janvier 2016
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Une poésie réaliste, à la fois étrange et familière.
De prime abord, ce recueil est doublement trompeur. Tout d’abord, son titre, ainsi que ceux des poèmes (Le café et le tabac, Créoles et métisses, La route des Indes, Ivoire et ébène, Les voiliers de sa Majesté, etc.) peuvent susciter une impression d’exotisme à la mode du XIXème siècle mais la lecture dissipe rapidement cette illusion : cette poésie est enracinée dans notre quotidien, même si elle cherche à créer un léger décalage d’où sourd un sentiment d’inquiétante étrangeté. La disposition des vers, très proche du sonnet, peut également faire croire à une écriture classique soucieuse de formalisme académique ; il n’en est rien. En fait, l’écriture est très libre, coulant son flux dans la forme imposée du poème, avec des vers tantôt vifs et rapides, tantôt amples et sereins.

Refusant certains artifices de la modernité, cette poésie en mouvement et souvent introspective assume le "je" et se lit aisément ; l’auteur se montre soucieux du lecteur et de la lisibilité du texte, qui propose des visions et des portraits comme des sortes de tableaux mouvants nés de pensées fugitives, de réflexions ou de scènes glanées au hasard d’errances pédestres dans la ville, où le passé, le futur et l’ailleurs (souvent fantasmé et onirique) résonnent d’étranges échos qui semblent saper la réalité du présent…

« Les garnisons en manœuvre » : Imaginons un peu que j’habite cette ville, / que je suis né ici, que mes parents tenaient / une boutique là, que dans la rue du Temple / il y a un bistrot et une serveuse gentille, - / j’y suis un habitué. Il n’y a jamais eu / d’Europe de l’Est, jamais de cave où cacher / des voisins, jamais eu de déportations, / je n’ai jamais rêvé qu’on frappait à la porte / à l’aube – supposons ne serait-ce qu’un instant / que tout doit être ainsi : le chat qui tend le cou / au soleil du balcon, et la partie d’échecs / discrète de la serveuse avec le gars à droite / (…)

« Mines d’or » : Ville sur les ossements du soleil. La lumière / fait des miracles dans ces ruines, et l’or coule / des briques et des pierres. Les moineaux le chipent. / Quarante-deux mille freux bavardent dans le parc, / où l’on solde l’été parmi les marronniers, / la marchandise en tas, chiffons éparpillés / les femmes les essaient, les hommes en silence / fument, pèchent. Sur un banc, noyé dans les airs, / s’endort un vétéran d’une guerre oubliée. / Sa jambe gauche n’en est pas rentrée encore.

« Missionnaires et sauvages » : Ceux qui nous volent, ceux qui fixent sans arrêt / redevances et impôts, ceux qui dans leurs bureaux / répartissent les tâches, tous ces experts savants / en plans et en rapports, ceux qui sont si parfaits / à traquer nos erreurs, ceux qui ne nous écoutent / jamais, ceux qui ne nous ont jamais entendu / ceux qui ne nous voient pas, ceux à qui comme un dû / on demande un conseil, une aide, à qui on doit / toujours se présenter à nouveau – ces frustrés, / blessés, omis – j’en pétris des figures / de terre et de salive. Les voici, mes santons / posés sur un journal. En un rite secret / j’officie posément ; de leur lente passion / je reprends les merveilleuses scènes à mon gré.

Cette poésie, jouant sur les contrastes de l'ici et de l'ailleurs, rappelle parfois Baudelaire et a, comme celle des grands romantiques du 19ème siècle dont les poèmes s'assombrissaient d'un sentiment de solitude et de déréliction, des accents tragiques ou inquiétants. Elle évoque l'exil (notamment via quelques références à l'histoire polonaise) et la mort omniprésente, telle une présence embusquée qui guette le poète et agit la nuit, quand il gît sans défense dans son sommeil.

« Les dauphins : (…) j’ignorais que la carte avait un bord et que / au bout du monde il y avait ce monstre dont la gueule / avalait la mer et les dauphins. / Que la mort chaque nuit allait prendre mes mesures / cueillir mes cheveux tombés, les rognures de mes ongles, / les squames de ma peau, pour s’en faire un visage / à ma ressemblance. Commençant mes écrits / j’ignorais qu’il me faudrait écrire cela, / que je me décomposerais en lettres, en particules, / en suie, en cendre amère, en fumée noire et âcre.


Cette poésie a la capacité de se retourner sur elle-même et d’interroger l’acte d’écriture, en révélant la solitude et la déréliction du poète déchiré entre le monde réel et les mondes que les mots ont le pouvoir d'engendrer... Dans une courte étude publiée dans « les états du poème », Yves Bonnefoy suggérait que les grandes oeuvres théâtrales actualisaient, sur un canevas narratif, la confrontation de la poésie avec ce qui la dénie. Ce recueil de Tomasz Rozycki me semble, à ce titre, être un recueil majeur de la poésie contemporaine car il ne cesse, à travers la figure du poète, de confronter la poésie à tout ce qui la ronge : la trivialité glauque du quotidien, la médiocrité mesquine d’une vie piégée dans la routine, etc.

« Le café et le tabac » : Commençant à écrire, je ne pouvais pas savoir / qu’à cause de ces poèmes un jour je deviendrais / un étrange fantôme, toujours ensommeillé, / à la peau transparente, errant par les trottoirs / toujours comme un peu saoul, et au plus tôt couché / avec l’aube rageuse, levé avant l’aurore, / traînant chez des amis, complètement fauché, / morpion surgi d’un songe et attiré encore / par un peu de peau nue ou bien par un soupir. / (…)

« L’eau de feu » : Quand j’ai commencé à écrire, nul ne m’a averti / que c’était un haut mal, que les proches, les amis / voudraient me soigner et aussi que les femmes / touchées par cette plume allaient me visiter / à des fins médicales. Qu’on allait m’envoyer / dans un établissement de cure, pauvre ruse, / j’allais simuler le guéri pour les enfants, / et pour le directeur, et la nuit me cacher / à la cuisine pour faire ça, pour écrire, avec / tous les petits monstres, les démons de cuisine, / les fantômes, la paranoïa, les obsessions, d’une main tremblante. Personne ne m’avait dit / que c’était si honteux, et combien j’étais bête / de m’être laissé ainsi contaminer en rêve.