Envoyée spéciale de Jean Echenoz
Catégorie(s) : Littérature => Francophone
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L'espace du grand pouvoir tourné en ridicule.
Le retour de Jean Echenoz se faisait attendre. Il ne déçoit pas avec ce roman assez volumineux par rapport aux standards de l’auteur. Spécialiste des contre-usages littéraires et des histoires désaxées, Echenoz, avec cette Envoyée spéciale, n’aura peut-être jamais autant profité (voire abusé) des possibilités offertes par le point de vue d’un narrateur omniscient tout à la fois cynique, goguenard, voyeur, énumérateur immodéré, aussi intéressé par la périphrase qui doit aboutir à l’aveu d’une « pipe » sexuelle que par les inventaires d’un appartement parisien, complétés par d’autres perquisitions exhaustives, tantôt chineur de détails au cimetière de Passy, tantôt collectionneur d’ancrages toponymiques de par le monde, ces derniers ayant toujours plus ou moins pignon sur rue dans l’univers largement spatialisé d’Echenoz. On le sait du reste depuis longtemps : si Echenoz n’est pas spécialement un romancier de la temporalité, il est en revanche un producteur d’espace, un genre de cadastreur infatigable qui poursuit ses intrigues en les quadrillant au maximum, quoique les cadres en question soient ouverts aux passages secrets et aux rues coupe-gorges que l’on n’avait pas prévus. Disons que les personnages d’Echenoz entrent dans la durée en se déplaçant, en arpentant, tout comme les circonstances temporelles n’ont de densité que lorsqu’elles sont adjointes aux dimensions d’un lieu. Qu’une nuit tombe n’est pas de première importance. Ce qui importe, c’est l’endroit où le couchant se manifeste, comme se levant ou s’exhaussant de son épiphanie formelle en étant associé à certaines particularités spatiales – et cela fait de ce moment somme toute banal un cliché de moins, une expression à créer, une phrase qui se déguste, comme à peu près toutes les phrases d’Echenoz. Ainsi, par exemple, après avoir digressé sur les parties extérieures d’une propriété fermière de la Creuse, voici comment le narrateur annonce le soir, la façon dont le lieu présenté va changer d’aspect dans l’imagination du lecteur : « […] en fin de journée quand le soleil est bas dans le ciel – ce qui était en cet instant de plus en plus le cas. » (p. 181).
Des lieux, en outre, il y en a tant que l’on veut dans ce roman, et ils sont visités par des personnages aux patronymes toujours aussi extravagants, autre marqueur du géant contemporain des Éditions de Minuit. Entre le Paris de surface des rues et des immobiliers divers, le Paris souterrain du métropolitain sinuant, le vide se faisant paradoxalement plénitude spatiale du département de la Creuse et une sérieuse incursion en Corée du Nord, de Pyongyang à la zone démilitarisée qui lorgne vers la liberté du voisin méridional, on recense des noms tels que ceux de Paul Objat, Lou Tausk (pseudonyme), Pélestor, Alcover, Lessertisseur, Pognel, Hyacinthe, un chien dont le prénom se mue en Faust après avoir été baptisé Biscuit, et quantité d’identités coréennes remarquables, le tout formant une espèce de bottin du cosmopolitisme, pas négligeable par les temps qui courent. Malgré tout, quelques noms tout à fait dans le vent composent cette aventure, parmi lesquels se trouvent celui de l’héroïne, Constance, et celui d’un général qui s’appelle Georges Bourgeaud, instigateur de tout ce branle-bas narratif.
Malgré l’impression dominante d’un fourre-tout romanesque, le livre montre très tôt les dents de son organisation : le retroussement de babines annonce des effets de choralité parfaitement maîtrisés. On se délecte des connivences approximatives ou fondamentales, et bientôt cela suscite un suspense indéniable qui ne ferait pas tache dans un rayon de polars. On devine que se joue quelque chose de décisif dans le kidnapping inchoatif de Constance. Cette Parisienne typique, à l’affût d’hommes financièrement à l’aise, va être déplacée de son farniente habituel pour être réinsérée dans les impénétrables machinations de l’espionnage et du contre-espionnage. On la transforme d’une certaine façon en Mata-Hari de troisième main, toutefois l’on fait confiance au cahier des charges. Trop, peut-être, puisque le cahier devient palimpseste, rien ne se déroulant comme on le souhaite. Pour rendre compte des quelques drôles d’accidents qui perturbent la nature soi-disant bien figée de l’espionnage français dans cette histoire, qu’on se figure Constance transférée, déménagée, passant d’une chambre rustique avec vue sur un jardin au point culminant d’une éolienne, cette fois avec vue sur les champs. Deux bizarreries psychologiques président à cette déportation incongrue de Constance : d’abord le célèbre syndrome de Stockholm, ensuite le moins réputé syndrome de Lima (cf. pp. 166-8).
On lira donc avec jubilation cette nouveauté de janvier, d’autant que sa partie consacrée à la Corée du Nord déroule un tapis rouge de rigolo vis-à-vis du pouvoir actuel de Kim Jong-un, nababissime goret redoublé d’un menton-cou et d’un despotisme amer, mais aussi vis-à-vis de l’héritage historique, celui de Kim Jong-il et de ses alliés généalogiques, cette horde martiale et crétine étant représentée en statues de commandeur sous lesquelles on vient se prosterner, en intériorisations de contrainte politique et en comportements absurdes de la part du bon peuple. On rit de cette mise en scène du pouvoir, qui, ne nous leurrons pas, fait écho aux combines structurées dans les couloirs de l’espionnage français. De Pyongyang à Paris, il n’y a peut-être qu’une différence de degrés, sûrement pas de nature en l’occurrence, et il fallait bien un narrateur plein de verve encyclopédique pour nous restituer une cartographie des mentalités puissantes qui se payent la tête du monde entier, réussissant presque à tromper notre narrateur, c’est dire (cf. p. 296).
Les éditions
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Envoyée spéciale [Texte imprimé]
de Echenoz, Jean
les Éditions de Minuit
ISBN : 9782707329226 ; 14,00 € ; 07/01/2016 ; 312 p. ; Broché
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Les critiques éclairs (5)
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Livre spécial
Critique de La danseuse (, Inscrite le 20 avril 2021, 58 ans) - 25 avril 2021
Spécial
Critique de Ravenbac (Reims, Inscrit le 12 novembre 2010, 59 ans) - 28 juin 2017
Echenoz n'a pas son pareil pour trousser un galerie de portraits loufoques à souhait.
Dans un style agréablement sucré, mais à la longue un peu gonflant, l'auteur nous livre un texte plein d'humour.
Les inconditionnels aimeront.
Une petite déception
Critique de Pacmann (Tamise, Inscrit le 2 février 2012, 59 ans) - 10 septembre 2016
Je n’ai absolument pas compris les tenants et aboutissants du kidnapping bidon et la seconde partie nord-coréenne tourne en eau de boudin. Je ne reproche évidemment pas la crédibilité de ce récit, qui est évidemment complètement accessoire, mais il est compliqué de trouver une logique ou un suivi du fil des événements dans ce ramassis de loufoqueries.
Comme à son habitude, l’écrivain semble surtout utiliser un scénario pour placer des anecdotes historiques sur un fond purement fictif.
Certes une lecture aisée mais une histoire mal torchée.
Génial !
Critique de Shan_Ze (Lyon, Inscrite le 23 juillet 2004, 41 ans) - 30 mai 2016
Je ne connaissais pas Jean Echenoz mais ce roman est vraiment une très bonne surprise. C'est une histoire un peu atypique, une femme quelconque qu'on utilise à des fins d'espionnage et tout ce qu'il s'ensuit. La narration est originale : les dialogues sont incorporés aux diverses descriptions et demandent une bonne concentration. Malgré un sujet qui pourrait paraitre barbant, rebutant, Jean Echenoz arrive à faire un texte plein d'un humour sobre mais efficace ! Beaucoup de passages m'ont fait rire, même dans les moments un peu répugnants. Une chose que je pourrai reprocher : la quantité importante de personnages et des relations existant entre eux (euh, vite un schéma !).
Jean Echenoz met en scène une prise d'otage absurde et dénonce les régimes politiques autoritaires, en particulier celui de la Corée du Nord. C'est un roman qui peut plaire (ou pas), ça dépend de la sensibilité du lecteur à cette parodie de roman d'espionnage qui part dans tous les sens. Pour ma part, c'était vraiment un étonnant et agréable moment de lecture, un auteur que je suis sûre de relire.
Jubilation mitigée
Critique de Killing79 (Chamalieres, Inscrit le 28 octobre 2010, 45 ans) - 26 mars 2016
Dès les premières pages, on est confronté à l’univers loufoque de l’auteur. Le lecteur est plongé dans l’univers de l’espionnage et du renseignement français mais à la manière des films d’ «OSS 117» ou de la série télévisée « Au service de la France », c’est-à-dire avec un scénario improbable. Les personnages sont tous plus barrés les uns que les autres. Leurs actions et leurs décisions déclenchent des scènes ubuesques. Le récit part ainsi dans tous les sens au gré des imbécillités de chacun. Il faut donc laisser son bon sens sur la table de chevet pour se laisser balader par ce délire. C’est ce que j’ai fait et ça a plutôt bien marché sur moi, du moins jusqu’à la moitié de l’aventure.
En effet, je me suis fait plaisir avec la première partie jubilatoire et bien rythmée, dans laquelle Jean Echenoz intercale des digressions particulièrement originales et pleines d’esprit. Cependant dans un second temps, le récit devient moins inventif et traîne en longueur. Il perd en efficacité et je me suis un peu ennuyé comme si l’auteur n’avait plus d’idées pour finir son histoire.
Globalement, je ressors mitigé de cette lecture. J’ai beaucoup aimé le monde et l’humour du début mais beaucoup moins la fin. Par contre j’ai trouvé la plume d’Echenoz vraiment admirable. Avec son style, il sait faire cohabiter truculence et exigence et mérite donc à ce niveau tous les éloges qui lui sont faits.
Il faudra une autre expérience avec cet écrivain pour me convaincre !
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ça semble à lire | 2 | Cyclo | 12 janvier 2016 @ 10:54 |