La zone d'intérêt
de Martin Amis

critiqué par Hcdahlem, le 15 janvier 2016
( - 65 ans)


La note:  étoiles
La zone d'intérêt… ou le creuset de la solution finale
En guise d’introduction, il n’est pas inutile de rappeler que la parution de ce vingtième roman de l’un des romanciers Anglais les plus adulés dans son pays a failli ne pas se faire, Gallimard – son éditeur traditionnel – ayant refusé l’ouvrage. C’est finalement Calmann-Lévy qui a accepté de proposer cette version française. Un choix judicieux à mon sens, même si cette une satire située dans un camp de concentration n’est pas d’un abord très facile. Le choix de parsemer le texte de nombreux mots allemands ne facilite pas la lecture, pas plus que la construction qui donne tour à tour la parole aux principaux protagonistes. Je vois d’abord l’intérêt de La zone d’intérêt, au-delà de la polémique sur son bien-fondé et ses qualités littéraires, dans la psychologie des personnages, leurs réflexions et leur quotidien. Car il ne s’agit plus ici de témoigner de l’horreur, mais de vivre la chose du point de vue des exécuteurs de ces basses œuvres.
Loin des Bienveillantes, on passe ici de l’incongru à la cruauté la plus extrême, de la froideur administrative à une romance très fleur bleue. Le choc que provoque cette confrontation donne mieux que des dizaines d’études et d’analyses historiques, l’image de la terrifiante réalité.
Prenons, pour ouvrir ce bal funeste, l’échange de correspondance entre le commandant du camp, Paul Doll, et la filiale d’IG Farben, chargé de la mise au point et de la fourniture du gaz pour les chambres de la mort. Dans son jargon administratif, la lettre qui suit prouve combien les juifs n’étaient plus considérés comme des humains, mais comme de la marchandise : « Très estimé commandant,
Le transport de 150 éléments féminins nous est parvenu en bonne condition. Cependant, nous n’avons pas réussi à obtenir des résultats concluants dans la mesure où ils ont succombé aux expériences. Nous vous demandons donc de nous renvoyer la même quantité au même tarif. »
Si le commandant hésite à répondre positivement à cette demande, ce n’est pas pour des raisons d’état d’âme, mais parce qu’il est pris entre le marteau et l’enclume : «D’un côté le Quartier Général de l’Administration Économique ne cesse de me harceler pour que je m’évertue à grossir les rangs de la main d’œuvre (destinée aux usines de munitions) ; de l’autre, le Département Central de la la Sécurité du Reich réclame l’élimination d’un nombre maximal d’évacués, pour d’évidentes raisons d’autodéfense (les Israélites constituant une 5e colonne de proportions intolérables). »
Szmul, le chef du Sonderkommando et ses hommes – les sonders – vont encore un peu plus loin dans l’abjection. Pour eux, il faut que « les choses se passent le mieux possible et vite, parce qu’ils ont hâte de fouiller dans les vêtements abandonnés et de renifler tout ce qu’il pourrait y avoir à boire ou à fumer. Voire à manger.» Puis « Ils accomplissent leurs tâches immondes avec l’indifférence la plus abrutie. » en arrachant les alliances et les boucles d’oreille ainsi que les dents en or, cisaillant les chevelures, broyant les cendres avant de les disperser dans la Vistule.
Alors que les uns dépérissent et meurent, les autres s’empiffrent, se divertissent et tombent amoureux.
L’officier SS Angelus Thomsen a, par exemple, jeté son dévolu sur Hannah, la femme de Doll, qu’il trouve trop belle pour son chef. A l’ombre des baraquements de la solution finale et dans l’odeur infeste des fours crématoires, il conte fleurette…
Apparemment, il n’y a pour lui aucune contradiction entre sa mission d’extermination et ses sentiments : «…liquider des vieillards et des enfants requiert d’autres forces et vertus : radicalisme, fanatisme, implacabilité, sévérité, dureté, froideur, impitoyabilité, und so weiter. Après tout (comme je me le dis souvent), il faut bien que quelqu’un se charge de la besogne. »
Hannah, qui ne supporte plus guère son mari, prend cette initiative pour une distraction bienvenue, même si elle pense qu’il lui faut tenir son rang et ne pas donner un mauvais exemple à ces deux filles.
La soif de conquête prendra-t-elle le pas sur la morale ? On comprend la dimension symbolique de cette question et on laissera le lecteur se faire son opinion.
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La banalité du mal 8 étoiles

Cela faisait longtemps que je voulais lire ce roman dont j'avais entendu à la fois du bien et du mal. La sortie de l'adaptation cinématographique de celui-ci par Jonathan Glazer m'a invité à le lire avant d'aller voir le film, qui a partagé lui aussi la critique au festival de Cannes l'an dernier.

Le roman est polyphonique. Nous suivons donc la narration de plusieurs personnages qui à tour de rôle vont évoquer ce qu'ils vivent au camp de concentration Kat Zet I en Pologne, qui rappelle celui d'Auschwitz. Il y a tout d'abord le commandant vaniteux Paul Doll qui soupçonne son épouse de le tromper, Angelus Thomsen l'officier SS sous le charme de Hannah, l'épouse de Paul Doll, Szmul un Sonder ... Ce qui est intéressant dans son roman est le prisme choisi par Martin Amis pour peindre cette société nazie dont le travail est purement monstrueux. Le lecteur voit ses individus prendre des décisions, gérer le camp et prendre les mesures horribles que l'on sait, mais c'est aussi l'intimité de ces individus que l'on voit. Nous les voyons discuter, plaisanter, se séduire, être inquiets à cause d'une hypothétique infidélité, comploter ... C'est ce point qui a fait débat. Il faisait déjà débat quand Hannah Arendt a parlé de la banalité du mal. Ici, on ne voit pas que des monstres agir, l'on voit aussi des êtres humains, pas sympathiques pour autant. Il est intéressant, gênent pour certains, de montrer que derrière cette machine monstrueuse qu'a été le nazisme il y a aussi des êtres humains qui ont basculé à un moment. Eichmann et autres tristes sires du nazisme sont évoqués dans ce roman.

Je ne trouve pas le roman irrespectueux et la postface souligne les recherches faites par Martin Amis et le nombre d'ouvrages qu'il a consultés est assez impressionnant. Il n'a nulle sympathie pour les nazis, donc il n'a pas cherché à dépeindre leur quotidien en les rendant attachants bien évidemment. Ils ne le sont absolument pas. Voire ce monde de l'intérieur peut faire froid dans le dos. Le lecteur n'a sans doute pas envie de voir ces individus comme des hommes. Harry Mulisch, déjà, dans "Siegfried" imaginait que Hitler avait eu un enfant avec Eva Braun et l'idée de montrer des épisodes humains pouvait heurter les lecteurs. Ici, le lecteur côtoie ces personnages sans éprouver d'empathie bien au contraire.

Oui, il est vrai que certains passages ont un caractère comique sans être hilarants bien évidemment. Quand Paul Doll par exemple parle des attributs sensuels de son épouse, il les nomme en allemand, ce qui donne une tournure amusante à ses répliques comme s'il y avait des difficultés à les nommer clairement. Il y a de l'humour noir aussi parfois. Les personnages sont des responsables et font des choix atroces, pourtant il y a un côté satirique à certains moments. Ils ressemblent à des personnages farcesques parfois.

Ce roman est original dans sa structure et dans sa manière d'évoquer ses hommes. On ne pense qu'à leurs agissements dans les camps habituellement alors qu'ici on voit ces individus vivre. On aurait presque oublié qu'ils sont aussi des hommes, pas uniquement des monstres. L'écriture est simple et le récit est rythmé. Il y a sans doute une certaine folie dans la narration, mais la façon dont Martin Amis brosse ce tableau d'un camp n'est pas stupide et interroge sur les acteurs du nazisme.

Pucksimberg - Toulon - 44 ans - 5 février 2024


Entre dérision et froideur de l'horreur ultime 7 étoiles

Les ouvrages qui évoquent la Shoah sous une forme de dérision ont toujours provoqué en moi un malaise. A l’instar de « le Nazi et le Barbier » d’Edgar Hilsenrath, je me suis senti au moment d’aborder le roman assez peu à mon affaire avec le ton et l’angle d’approche de l’auteur. Au fil du récit, cette légèreté a semblé se dissiper au profit d’une description froide et réaliste, plus en phase avec le fond de l’histoire.

Je retiendrai que certains des tortionnaires ou assimilés s’interrogent sur le sens de leur « mission », certains parvenant à justifier cette seule guerre qu’ils pourraient gagner, soit celle contre les juifs, à défaut des autres menées sur les fronts de l’Est ou de l’Ouest déjà stratégiquement perdues dès la fin de l’année 1941.

L’auteur utilise aussi le même stratagème que Robert Merle dans « La mort est mon métier » à savoir ne pas nommer par son vrai nom le commandant du camp de Auschwitz, à savoir Rudolf Höss alias Doll, tout en ajoutant la photo du personnage réel en compagnie d’Hitler en postface. Bizarre !

Il est aussi vrai que le récit est totalement imaginaire, en évoquant par exemple les relations de Doll avec son épouse et ses subordonnés et construit en quelque sorte une histoire dans la vraie histoire.

Quant au style, outre les multitudes de mots allemands non traduits, on a trop régulièrement des difficultés à identifier celui qui s’exprime au cours des anecdotes successives décousues et amalgamées qui poussent le lecteur dans ses retranchements. On doit donc souvent s’accrocher pour garder le fil et c’est donc surtout le fond et la profondeur du récit et le message subliminal qu'on retiendra.

Je ne critiquerai donc jamais trop négativement un ouvrage évoquant à nouveau la Shoah, mais il n’y a à mon sens actuellement qu’un seul véritable chef d’œuvre sur ce thème, c’est « Le choix de Sophie » de William Styron.

Pacmann - Tamise - 59 ans - 14 septembre 2017