D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pieds: Chronique familiale
de Jón Kalman Stefánsson

critiqué par Miss Tigrette, le 31 janvier 2016
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Et les hommes n'ont pas d'ailes...(même en avion)
Roman riche, profond, dont la lecture est un peu difficile ( mais qui mérite l'effort..)
Cadre : l'Islande, sur 3 générations, de "Jadis" à "Aujourd'hui".
Sauf qu'on commence par la fin : Ari (3ème génération) rentre au pays, après un exil de plusieurs années au Danemark, suite à un divorce malheureux
Son père va mourir ; sa belle-mère et lui ont fait parvenir à Ari des documents énigmatiques sur le passé ; il repense à ce passé : le thème de la mémoire, de la remontée des souvenirs, vagues, incomplets, voire trompeurs, est essentiel (On peut penser à Proust, les phrases sont parfois longues, et l'écriture est belle)
Ari est attendu par le narrateur, à la fois ami et cousin (ils ont la même grand'mère...), dont nous ne saurons rien, pas même le nom. Celui-ci commente l'action, et c'est la partie profonde du livre.
Le récit est éclaté : à aujourd'hui succède un chapitre consacré à "Jadis" :la vie des grands-parents, Oddur et Margret, leur rencontre lumineuse dans un petit port de pêche, et la suite de leur existence, qui l'est moins : fatigue et dépression pour l'épouse qui attend le marin pêcheur au foyer, en élevant les enfants ; elle avait rêvé autre chose...
Puis on s'arrête aux années d'adolescence d'Ari (76-80), toujours flanqué du narrateur son double : intérêt pour les livres, la poésie, qui le marginalise, travail aux usines de pêcherie et 1er amour déçu. Et désormais, les 3 périodes vont alterner.
On a aussi droit à des "parenthèses" et des "incises", brouillant encore la chronologie ; conseil à tous ceux qui ont une mémoire non supérieure à la moyenne : noter scrupuleusement tous les noms propres (islandais !) au fur et à mesure de leur apparition, même au détour d'une phrase : ça pourra resservir !
Vous connaîtrez une partie de l'histoire économique de l'Islande moderne : décadence des petits ports de pêche : la mer est pleine de poissons qu'il est interdit de pêcher du fait des "quota", présence américaine , menace de la construction d'usines polluantes.
Mais surtout, on constate, au sein des 3 générations, la même dégradation dans le couple : Amour confronté à l'usure du quotidien, avec toutes les "issues" possibles, idéal brisé.D'ailleurs le titre s'explique ainsi : une femme voit une jeune fille s'avancer dans la mer ; or, "Personne n'est capable de marcher sur la mer ; c'est d'ailleurs pourquoi les poissons n 'ont pas de pieds." Pas de miracle : la jeune fille va se suicider (la femme la sauvera).
Le roman nous dépeint donc un monde très dur, où il n'est pas sûr que la vie puisse prendre du sens ; un " monde du mâle" aussi, à la puissance duquel la femme, ou le poète, se heurte souvent, et parfois se brise.
Quelques valeurs néanmoins sont affirmées avec force : la poésie et la beauté des mots, la musique, dont il est question tout au long du livre, et l'amour entre les êtres, quel que soit son destin. Le dernier chapitre s'intitule (car il y a des titres, souvent humoristiques ou poétiques) : Qu'il est délicieux d'exister. Il n'est pas certain que ce titre soit ironique...
Bien au froid en Islande... 6 étoiles

L'histoire est quelquefois difficile à suivre.
Entre les différentes époques et générations, on s'y perd un peu.
Il s'agit d'une chronique familiale où l'on découvre la vie de tout un chacun en Islande.
Les personnages évoluent dans une atmosphère parfois glaciale où l'on retrouve le monde de la pêche, le chômage, la crise économique...
On arrive à percevoir le froid à travers ce récit.
Le seul bémol est que le livre demande quand même de la concentration pour ne pas s'emmêler les pinceaux surtout avec le nom des personnages islandais que l'on n'a pas l'habitude d'entendre.

Jordanévie - - 49 ans - 1 janvier 2023


La vie naît par les mots et la mort habite le silence 10 étoiles

Si, contrairement aux 3 précédents romans de Stefansson, je ne me suis pas sentie happée dès les premières pages par la présentation d'une situation qui accroche l'intérêt, si j'ai dû attendre plusieurs dizaines de pages avant de rencontrer la présence puissante de personnages attachants, j'ai retrouvé ensuite, intacts, les composantes humaines, l'habile dosage narration/ réflexion, la prose poétique, tout ce qui avait fait pour moi le charme subtil de la trilogie antérieure .

Le roman s'ouvre sur une longue présentation du lieu qui sert de cadre au roman, là où se concentrent les différentes situations qui seront évoquées. Ce lieu c'est Keflavik, désigné tout au long du livre comme un lieu inhospitalier « l'endroit le plus noir du pays », « au milieu des champs de lave qui ressemblent aux pensées du démon », un lieu qui vivait autrefois du travail de la pêche mais dont le mode de vie s'est trouvé transformé par l'installation d'une base américaine.

Le retour du narrateur au pays après de longues années d'absence va réveiller ses souvenirs d'enfance et de jeunesse et entraîner un type de récit où alternent passé et présent constituant une sorte de saga familiale sur plusieurs générations où se tissent habilement l 'hier et l' aujourd'hui.

Histoire d'un lieu, de ses habitants et en même temps réflexion sur le rôle de l'écriture romanesque. Le verbe, chez Stefansson est créateur «La vie naît par les mots et la mort habite le silence. C'est pourquoi il nous faut continuer d'écrire, de conter, »

Le narrateur fait alors revivre ceux d'autrefois « ceux qui ont disparu, les défunts, comme si les mots étaient autant de ponts entre les univers, comme s'ils avaient le pouvoir de nous apporter à la fois l'abîme et les cieux »
Naissent alors des personnages puissants . Comment oublier, parmi eux, Margret et son mal de vivre « une momie vivante » , le vieux couple sauvé de l'ensevelissement sous la neige, les deux pêcheurs Oddur et Tryggvi........ On ne saurait oublier non plus, ceux et celles qui ont accompagné le narrateur dans son enfance et sa jeunesse .

Un lien relie ces personnages au travers du temps et des différentes classes sociales. C'est l'attirance pour l'art, qui élève l'homme au dessus de sa condition « ce qui nous empêche de nous désagréger, de tomber en morceaux, de nous transformer en malheur, en plaie suintante ou en pure cruauté, c'est la poésie, la musique : l'art »

Pouvoir de la poésie, aussi bien pour Triggy le pêcheur avec son « désir de mettre le monde en mots » , que chez le narrateur et son ami Ari, ancien poète devenu éditeur.
Puissance magique de la musique qui « a le pouvoir de dissiper nos ténèbres. Sans elle, le cœur de l'homme serait une planète sans vie », la musique de Bach en particulier «Nous mettons Bach sur la platine, l’aile de l’ange se déplie, nous entrons dans le bleu du ciel, au plus profond de la couleur, nous entrevoyons une chose qui ne peut être que l'éternité » 

De telles phrases , qu'on se plaît à relire ou à se mettre en bouche, toujours intégrées au récit ne sont jamais étrangères à la narration. La fusion de la réflexion sur le sens de la vie ou sur la condition humaine dans la narration des faits est la marque de fabrique de l'écriture de Stefansson .

Comme un écho des ouvrages précédents, ce roman a été pour moi une nouvelle  pépite. Certes, elle se découvre lentement, elle exige parfois un effort de lecture,mais elle le rend au centuple .

Alma - - - ans - 19 septembre 2016


Retour en Islande 7 étoiles

Y a-t-il une manière islandaise de raconter les histoires ? Sans certitude sur ce point, je crois pouvoir affirmer qu’il y a une manière Stefánssonienne. On pourra la résumer à une sorte d’introspection poétique. L’auteur ne se contente pas de raconter, de retracer des faits, mais questionne régulièrement ce qu’il affirme, ajoutant à ses réflexions une note philosophique. Il pourra aussi dérouter le lecteur avec quelques belles évidences, à commencer par le titre de ce beau et rude roman.
Son personnage principal s’appelle Ari. On va le retrouver à plusieurs époques. Au moment où commence le livre, il roule vers Keflavík. Un retour aux sources pour cet homme qui a grandi dans cette ville improbable qu’il a choisi de quitter pour être éditeur au Danemark.
Car la vie dans ce coin hostile d’Islande ne s’est développée qu’à partir de 1898, quand un scientifique a eu l’idée de publier un rapport indiquant que les fjords et la baie étaient propices à la pêche «et par conséquent toute l’histoire d’Ari fait suite à la parution de ces quelques lignes écrites par le naturaliste Bjarni et publiées dans la revue Andvari. La vie naît par les mots et la mort habite le silence. C’est pourquoi il nous faut continuer d’écrire, de conter, de marmonner des vers de poésie et des jurons, ainsi nous maintiendrons la faucheuse à distance, quelques instants.»
Ari va par conséquent s’attacher à cette mission, écrire et conter et transmettre, mais à partir du Danemark où il devient éditeur.
Quand il retrouve son ami, c’est non seulement un rendez-vous avec son enfance et son adolescence, quand il voulait être pêcheur, qui lui revient en mémoire. Toute l’histoire familiale ressurgit. On va le suivre au moment où, adolescent, il choisit d’être pêcheur. Un destin qui semble tout tracé, car le poisson est quasiment la seule activité économique.
Puis, on le retrouve sur les pas de sa famille, depuis le grand-père Oddur qui incarne au mieux la définition de ces conditions de vie dantesques : «Keflavík a trois points cardinaux : le vent, la mer et l’éternité.»
Trois points cardinaux que l’auteur creuse davantage encore avec l’évocation de ses parents et notamment de sa mère décédée. Une mort qui va entraîner les soubresauts de sa propre existence.
Au fil des récits, on est littéralement pris dans cette narration comme dans un filet de pêche. On sent la vie, on envisage même le grand large, mais on finit toujours par rester emprisonné. À l’image de ces sentiments qui n’arrivent pas à être exprimés «Oddur serre les poings, c’est sa manière à lui de déclarer sa flamme, elle le sait, c’est ainsi que se tisse le chant d’amour qu’il lui destine.»
La manière Stefánssonienne de raconter des histoires est aussi là. Dans ce souci de ne jamais oublier la poésie, notamment et surtout face à l’hostilité du climat, à la rudesse des marins-pêcheurs, aux drames qui rongent les existences. C’est violent et c’est beau. C’est islandais et c’est universel.
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Hcdahlem - - 65 ans - 15 mai 2016